Incitations à la lecture poétique

Plan

Texte

La première fois que j’ai lu le recueil de poèmes Alcools, j’étais étudiante. Je l’ai lu comme une promenade dans la nature, une promenade bucolique parmi les saisons mentales du poète.

La seconde fois que j’ai lu Alcools, c’était bien des années plus tard. J’étais enseignante au lycée. Curieusement, ce n’est pas la promenade dans la campagne que j’ai retrouvée, mais la déambulation à travers la ville, parmi les villes du monde entier.

Bien sûr, j’avais en tête le dessin de Louis Marcoussis1, illustrant « Zone ». Mais, plus curieusement encore, cette déambulation s’est matérialisée en trois dimensions, comme si le recueil se dépliait sous mes yeux en relief, comme un livre pop-up ou un livre à systèmes inventé au xiiie siècle, composé de volvelles, de volets, de rabats, de superposition de feuillets, ou de disques amovibles. Je me souvenais aussi des premiers livres animés pour enfants créés au xviiie siècle par un libraire anglais, Robert Sayer, que l’on intitulait « arlequinades » et des mécanismes de Lothar Meggendorfer, auteur allemand du xixe siècle, qui proposait des livres permettant d’animer des personnages à l’aide de rivets, de papiers, de pivots, voire même des « livres théâtre » qui s’ouvraient comme de véritables scènes théâtrales. Le travail de Ernest Nister, qui avait inventé un système de languettes coulissantes permettant de changer les illustrations et faisant ainsi coïncider dans un même espace plusieurs illustrations différentes, me paraissait également correspondre à la vision des vers qui se déployaient comme des images mentales sous mes yeux. Plus près de nous, les images d’un livre pop-up, issu de la culture américaine, remplaçaient pour moi la lecture du recueil d’Alcools. Je voyais « la tour Eiffel » remplacée par une « bergère » dans un pliage savant, les « moutons » se superposer, sous la transparence d’un papier calque, aux voûtes des « ponts » de Paris.

Je me suis alors demandé comment montrer aux élèves cet aspect extrêmement concret que je percevais dans les vers de Guillaume Apollinaire. Je trouvais également intéressant que Apollinaire avait ciselé, coupé, collé ses vers comme les auteurs des livres avaient découpé et assemblé leurs matériaux pour rendre leur vision du monde. Ainsi, « La Maison des morts » était à l’origine un conte en prose intitulé L’Obituaire. Apollinaire avait découpé sa prose pour inventer et créer les vers libres. Cette vision concrète du recueil permettait aussi de l’inscrire dans un siècle riche en innovations picturales, des collages et du simultanéisme de Sonia et Robert Delaunay au futurisme des peintres italiens, en passant par le cubisme de Picasso, Braque ou Marie Laurencin. Le travail de cette dernière permettait également de lier le recueil à son aspect biographique, très présent et extrêmement concret au fil des vers.

Il restait alors à trouver comment permettre aux élèves de rendre concrète la poésie d’Apollinaire. Les vers de « Zone » ont inspiré ma démarche : « Tu lis les prospectus les catalogues les affiches qui chantent / tout haut / Voilà la poésie ce matin et pour la prose il y a les journaux ».

J’ai eu l’idée de leur faire réaliser une ville composée de petites maisons de papier blanc en trois dimensions, sur lesquelles ils viendraient coller les vers lus, choisis, prélevés et découpés dans le recueil. À cela s’ajouteraient plusieurs écrits d’appropriation comme la réalisation d’un album poétique consacré à l’un des poèmes du recueil, l’écriture d’un poème sur la ville de leur choix et une forme de journal de personnage, celui du « je » lyrique du poète, confronté à la nostalgie de ses amours perdus, à son emprisonnement inique, à ses voyages, ou à l’aventure de son écriture poétique inscrite dans la modernité artistique d’un siècle nouveau. Grâce à cette approche de concrétisation d’Alcools, j’espérais rendre le recueil d’Apollinaire et, au-delà, le genre poétique, plus accessible aux lycéens, afin qu’ils aient véritablement le choix de présenter une œuvre poétique à l’oral des épreuves anticipées de français.

Depuis la dernière réforme du lycée, en France, en 2019, le professeur ne peut plus étudier l’œuvre de son choix, mais l’une de celles qui sont inscrites au programme. L’objectif est de faire comprendre aux élèves quels changements de sensibilité et d’écriture se manifestent dans la poésie. Voici les derniers textes officiels relatifs à l’enseignement de la poésie au lycée. Que préconisent-ils ?

Dans l’étude de l’œuvre inscrite au programme, le professeur veille à mettre en évidence la quête du sens qui s’élabore dans l’usage spécifique que le poète fait de la langue, liant profondément ses diverses propriétés : sémantique, sonore, prosodique, visuelle. Il s’attache à étudier les ressources et les effets de l’écriture et à éclairer la composition de l’œuvre. L’étude des textes composant le parcours associé et les prolongements ou groupements complémentaires attirent l’attention des élèves sur la spécificité de l’œuvre, mais aussi sur les échos entre les textes et les œuvres, de manière à construire au fil des lectures les repères essentiels qui permettent la compréhension des mouvements esthétiques dans lesquels s’inscrit la poésie. Le corpus repose sur l’œuvre et le parcours associé fixés par le programme. À cela s’ajoute la lecture cursive d’au moins un recueil appartenant à un autre siècle que celui de l’œuvre au programme, ou d’une anthologie poétique. Une approche culturelle ou artistique ou un groupement de textes complémentaires pourront éclairer et enrichir le corpus. Les exercices d’expression orale et écrite sont recommandés : la lecture expressive, associée notamment au travail de mémorisation, en portant une attention particulière à la restitution des valeurs rythmiques et sonores du vers ; l’explication de texte dont la méthode est laissée au choix du professeur ; l’exposé sur un mouvement littéraire et/ou sur un poète ; le commentaire de texte ; la dissertation sur l’œuvre et le parcours associé ; l’écrit d’appropriation qui associe une image au texte et justifie de cette illustration ; la rédaction d’une appréciation personnelle justifiant la préférence de l’élève dans un choix de textes ou dans l’œuvre étudiée ou lue en lecture cursive ; la composition d’une brève anthologie personnelle incluant un commentaire personnel sur les textes retenus

Le professeur peut trouver des pistes de prolongements artistiques et culturels, et de travail interdisciplinaire. Il peut puiser dans les arts plastiques, la musique et l’architecture des prolongements possibles à l’étude de l’œuvre et du parcours associé. Il peut, par exemple, proposer l’étude de tableaux contemporains des poètes étudiés, ou, prenant appui sur les écrits esthétiques des poètes, analyser en relation avec eux les œuvres picturales ou musicales dont ils traitent. L’existence de grands mouvements esthétiques touchant tous les arts permet, dans le cadre de la période fixée par le programme, de faire comprendre aux élèves les relations entre les arts et d’en mettre en évidence les spécificités. Le professeur peut, dans la mesure du possible, établir des liens avec les programmes d’histoire des arts, ceux des enseignements artistiques et ceux d’histoire, et développer des études mobilisant les ressources du patrimoine, utilement complétées par l’offre numérique éducative.

Avec ces prescriptions institutionnelles en arrière-plan, j’ai cherché à favoriser l’implication des élèves dans l’étude du recueil poétique choisi, ainsi qu’à créer une « symbiose » dans la classe. Je souhaitais les inviter à travailler sur un matériau vivant, qui circule et jaillisse dans leur parole et leurs écrits. J’espérais qu’ils deviendraient des passeurs de textes, des incitateurs de lectures poétiques à travers la création et l’installation de leur ville de papier.

Les élèves ne connaissent pas Guillaume Apollinaire. Ils ont rarement eu l’occasion d’étudier un de ses poèmes en seconde ou au collège. J’ai choisi de commencer la séquence pédagogique par une présentation biographique de l’auteur, car sa vie est riche et susceptible d’intéresser les élèves, par ses nombreuses péripéties, comme ses amours malheureuses, son emprisonnement à tort, son engagement pour défendre son pays, son statut de blessé de guerre trépané… Cette approche biographique initiale est motivée par une volonté de ma part d’encourager une lecture d’identification des jeunes lecteurs avec l’auteur. La visée est d’immerger les élèves dans un monde poétique sans doute très éloigné des préoccupations quotidiennes de cette génération que les sociologues surnomment « selfie ». Les élèves se sont ensuite plongés dans le recueil à la découverte de la vision de la ville chez Apollinaire. Ils l’ont parcouru à la recherche de leurs vers préférés sur la ville, en les surlignant directement dans l’ouvrage, les prélevant afin d’en établir une liste. Ils ont également fait des recherches sur l’inscription du recueil dans l’histoire de la poésie ainsi que dans l’histoire de l’art du début du xxe siècle représentée par des artistes comme Sonia et Robert Delaunay, Marie Laurencin, les peintres futuristes…

Je leur ai ensuite proposé de participer à un projet collaboratif qui mettrait en valeur leur travail autour de la poésie : construire une ville selon la vision poétique d’Apollinaire. J’ai insisté sur le travail du poète dans son œuvre, et plus précisément le découpage et le collage des vers dans ses poèmes. Je leur ai demandé de faire un patron de maison en papier ou carton, de recopier les vers choisis sur le patron de la maison, puis de coller le patron afin de construire la ville. Dans le même temps, les élèves ont proposé des lectures subjectives, puis des explications linéaires de « Zone », « Le Pont Mirabeau » et « L’Émigrant de Landor Road ».

Le versant personnel : l’intuition qui a guidé ce projet

Mon projet de séquence didactique repose sur le lien implicite que je crée avec ma lecture subjective. Longtemps, je n’ai pas eu conscience que cette lecture implicite et subjective m’aidait à proposer une lecture littéraire des textes. Cette première étape, presque inconsciente, allait de soi. Il a fallu que je constate combien je m’appuyais sur mes images mentales dans mon enseignement pour éprouver la nécessité de les mettre en lumière.

Lors de la lecture du recueil d’Apollinaire, les images des villes traversées par le poète étaient si présentes en moi qu’elles sont devenues une source de créativité dans la concrétisation imageante de l’enseignante-lectrice que je suis et dans la conception d’une démarche didactique. Le genre poétique permet particulièrement de tisser une relation entre les textes et les images mentales.

De surcroît, j’aime enseigner la littérature car, pour moi, elle fait écho à d’autres pratiques artistiques, comme la danse ou la peinture. La poésie est particulièrement liée à la danse par la chorégraphie savamment orchestrée des mots sur la page, leur positionnement visuel, leurs associations sonores, les images qu’ils créent. Le recueil poétique d’un auteur est semblable au ballet. Il offre d’infinies variations de poèmes. Les mots sont les danseurs de corps de ballet, ils ne peuvent rendre la vision du créateur que dans leur association.

Les textes poétiques sont également pour moi proches des livres d’artistes. Les images surgissent des pages comme dans un carnet de voyage. Une année, j’avais essayé de transmettre ma vision de la poésie à des élèves de première. Afin de partager leurs lectures individuelles et de repousser les murs de la classe, je les ai emmenés écrire des vers sur les murs de la ville. J’avais acheté de grosses craies de couleurs, fait prélever les vers préférés des élèves dans Les Cahiers de Douai de Rimbaud, et fait tracer ces mêmes vers sur le parvis du lycée, tout en demandant aux élèves de réfléchir à leur « chorégraphie ». Il fallait que l’ensemble crée un tableau harmonieux. J’ai retrouvé cette même idée chez Anselm Kiefer, plasticien allemand, qui insère dans ses toiles abstraites les vers de Paul Célan, rescapé de la barbarie nazie. Les toiles de grand format, exposées au Grand Palais éphémère en décembre 2021 et janvier 2022, mélangent des matériaux comme le plomb, la paille, le sable, les tissus, les cendres, les cheveux… Elles laissent apparaître des traces d’altération, de destruction, de brûlure que seule la création artistique semble pouvoir apaiser ou transcender. Elles sont déposées sans cimaises, ni chronologie, ni explications et elles se suffisent à elles-mêmes, dans leur dialogue avec la poésie de Paul Célan, dont les vers sont écrits à la craie sur les toiles. J’ai ainsi retrouvé dans ces toiles mon idée initiale : faire de la poésie un art vivant, inscrit sur les murs de la ville et prolonger un travail de mémoire collective, en rendant la poésie familière aux jeunes lecteurs, leur montrant qu’elle est partout.

*

S’il existe un genre littéraire qui ne peut se passer de la participation du lecteur, c’est le genre poétique. Si l’on en croit Paul Valéry (Valéry, 1998 [1957], p. 93), le poème est « l’aboutissement de l’expérience poétique du Poète et du lecteur dans le même acte de langage ». Si la place de la poésie parmi les autres genres littéraires n’est jamais clairement établie, si sa définition n’en finit jamais de vaciller, il semble en revanche que le poème requiert une participation spécifique de la part du lecteur qui le découvre. C’est à l’aune de cette hypothèse que je présenterai un projet réalisé dans une classe de première dont je suis l’enseignante.

Comment enseigner la poésie à l’école ? Les enseignants autour de moi sont unanimes : l’enseignement de la poésie, si difficile, est à valoriser, en particulier au lycée. Cependant sa transmission est problématique, car le genre est mouvant, peu lu, méconnu, chargé d’idées reçues. Comment éviter les écueils du « réancrage scolaire » (Reuter, 1990, p. 10) de l’œuvre poétique ? De l’aseptisation de la littérature qui menace son enseignement à l’école ? Comment transmettre aux élèves son authenticité ? J’ai constaté que les lycéens, eux, la définissent à l’aide de critères objectifs, d’outils d’analyse poétiques ou de comparaisons génériques, en évitant d’exprimer leur réception personnelle des textes. Ils présentent à la fois un intérêt, lors de la lecture de la poésie, et des réticences, voire du désenchantement, lorsqu’il s’agit de l’analyser « au scalpel ». L’analyse de texte semble donc détruire l’expérience de lecture. De surcroît, le temps fractionné de la lecture de la poésie dans le poème (les vers, les syllabes…) est un véritable obstacle pour beaucoup d’entre eux. Je me suis demandé pourquoi dès lors ne pas proposer aux élèves de s’approprier la poésie par l’oral, l’illustration ou le passage par l’écriture ? De fait, par une réception plus sensorielle et subjective ? Pourquoi ne pas, comme l’écrit Nathalie Brillant Rannou (Brillant Rannou, 2010, p. 39), proposer aux élèves de « transfigurer l’abstraction du langage en concrétude sensible » puisque, comme l’observe la chercheuse, la lecture de la poésie réactive les liens au réel et aux sensations ?

*

Description du projet :

Objet d’étude de l’épreuve anticipée de français : la poésie du xixe siècle au xxie siècle
Classes concernées : une classe de 1re générale et une classe de 1re technologique
Étude d’une œuvre intégrale : Alcools de Guillaume Apollinaire, 1913
Parcours : « Vers la modernité poétique »

Problématique : Quelle vision de la ville Apollinaire offre-t-il dans son recueil ?

Explications linéaires :
Texte 1 : vingt premiers vers de « Zone » (1re générale et technologique)
Texte 2 : « Le Pont Mirabeau » (1re générale et technologique)
Texte 3 : « L’Émigrant de Landor Road » (1re générale)

Lectures du parcours associé :
Texte 4 : Émile Verhaeren, Les Villes tentaculaires, « Les Usines » (1re générale et technologique)
Texte 5 : Francis Ponge, Pièces, « Plat de poissons frits » (1re générale)

Histoire littéraire :
Cours d’introduction sur Apollinaire et Alcools
La poésie du Moyen Âge au xxe siècle

Écriture d’appropriation :
Écriture d’un poème sur la ville
Élaboration d’un album poétique sur l’un des poèmes d’Alcools
Recréation de la vision de la ville poétique d’Apollinaire en papier

Préparation à l’épreuve anticipée de français écrite :

Dissertations : un sujet différent par groupe pour confronter des idées (1re générale)
Sujet no 1 : Pourquoi peut-on parler de poésie picturale dans Alcools ? Sujet no 2 : Pourquoi peut-on dire que le recueil d’Alcools peut être lu comme une « chanson du mal aimé » ? Sujet no 3 : J.M. Maulpoix, critique littéraire, a vu dans Alcools une autobiographie cachée. Partagez-vous ce point de vue ? Sujet no 4 : Peut-on qualifier les poèmes d’Alcools de récit de voyage ? Sujet no 5 : La fonction de la poésie n’est-elle que d’exprimer des sentiments dans Alcools ? Sujet no 6 : Pourquoi peut-on dire que Alcools est le recueil de la liberté ? Sujet no 7 : Pourquoi peut-on parler de modernité poétique dans Alcools ?

Commentaires :
Émile Verhaeren, Les Villes tentaculaires, « Les Usines » (1re technologiques)
Francis Ponge, Pièces, « Plat de poissons frits » (1re générale)

Préparation à l’épreuve anticipée de français orale :

Lecture cursive : un recueil poétique du xixe siècle au choix. Cercles de lecture pour présenter son choix et le justifier auprès de ses camarades (1re générale et technologique)

Comment mesurer l’implication des élèves dans le projet ?

Tout d’abord, l’implication des élèves dans le projet peut s’analyser en mesurant leur investissement. Un esprit de collaboration est né au cours de la séquence. Partage d’idées, de matériel, offre volontaire d’aide… Peu de bavardages, mais des échanges autour des productions. Certains ont redoublé les séances faites en classe par un travail personnel à la maison. Tous ont participé activement en classe et ont rendu une production au cours de la séquence. L’implication des élèves dans le projet peut ensuite se voir dans la qualité des productions, et dans les réponses apportées au questionnaire de fin de séquence. L’événement de lecture est devenu collectif, puisque les poèmes de Apollinaire ont été abordés en groupe, à travers des lectures subjectives personnelles, puis échangées avec les membres du groupe ; des explications linéaires ont été faites à plusieurs mains… La ville de papier s’est également construite en demi-groupe, agrémentée des albums poétiques élaborés à partir de chaque poème.

En fin de séquence, les élèves ont également élaboré un journal du « je » lyrique. J’ai en effet souhaité transposer pour la didactique de la poésie des outils qui existent pour d’autres genres, comme le journal du lecteur ou celui du personnage conçu par Véronique Larrivé. Ma réflexion s’est notamment appuyée sur l’article intitulé « Le journal du personnage ou l’art de se mettre dans la peau d’un autre » de V. Larrivé (Larrivé, 2018, p. 139).

L’intérêt du journal du « je » lyrique est multiple. Inventif, régressif, guidant, il est un outil intéressant pour l’appropriation du programme du lycée en français à la fois pour les élèves et les enseignants. Tout d’abord, c’est un écrit créatif. Il permet de laisser libre cours à son imagination, tout en mobilisant les connaissances acquises sur l’auteur. Le journal du « je » lyrique est un écrit d’appropriation et un lieu d’identification et d’investissement affectif pour le lecteur. Comment rester insensible à des amours perdues ou un emprisonnement inique ? De plus, il est aussi un écrit régressif. Il fait du « je » lyrique une personne susceptible de maints investissements, pour peu que le lecteur accepte de jouer « à faire comme si ». De façon ludique, le lecteur s’immerge dans le poème en s’identifiant au « je » lyrique et fait appel à son imagination, afin d’interpréter le recueil. Le lecteur fait preuve d’empathie et oriente sa lecture littéraire vers une lecture psychoaffective, en confrontant sa subjectivité avec celle, supposée, du « je » lyrique. De surcroît, un tel écrit est un guide. Il demande en effet aux élèves de répondre à des consignes précises : écrire à la première personne d’un « je » les sentiments, les pensées et les valeurs du poète. La rédaction du journal est une aide à la compréhension du recueil, un projet d’écriture innovant et motivant pour les jeunes lecteurs, qui participe à la construction de l’élève comme sujet. Cette lecture, qui permet de questionner l’investissement émotionnel du lecteur dans les « personnages » de la fable, au sens large ici, a longtemps été considérée comme relevant d’une lecture naïve, affective et morale. Pourtant, la dénigrer revient à mettre les élèves en difficulté. Comment pourront-ils, sans cela, adopter le point de vue d’une tierce personne, faire appel à leur capacité empathique pour imaginer des états mentaux ou prêter des intentions, saisir les émotions, les pensées, l’esthétique ou les valeurs d’un personnage ou d’un locuteur, quel qu’il soit ? La rédaction d’un écrit à la première personne, à un « je » fictif, fait du cadre spatio-temporel un monde de référence par simulation. Le journal du « je » lyrique est donc un élément qui participe à l’apprentissage.

De fait, cette pratique s’inscrit donc parfaitement dans l’enseignement du français au lycée. Le journal du « je » lyrique relève de l’écrit d’appropriation aux formes variées, comme le journal dialogué, le journal de bord, le carnet de voyage… Du point de vue des élèves, le journal du « je » lyrique répond aux appétits de tous les lecteurs : les affamés y trouveront un moyen de susciter leur curiosité et l’envie de s’immerger encore davantage dans l’œuvre poétique de l’auteur, les facilement écœurés obtiendront une aide précieuse à la compréhension du texte, surtout si le travail est collaboratif. Le journal du « je » lyrique répond également aux goûts des élèves pour l’écriture. Celle-ci permet aux élèves d’améliorer leurs compétences de scripteur, mais aussi de se décentrer, de sortir de leur tendance à l’égotisme, de renoncer à leurs propres pensées, de remettre en cause leurs valeurs, de mettre en mots les émotions ou les pensées d’autrui et par là même de mieux les comprendre. En effet, les élèves peuvent repenser le réel sous un autre jour, un autre point de vue. Du point de vue de l’enseignant, le journal du « je » lyrique permet de faire coïncider analyse littéraire et lecture subjective. En effet, pour écrire ce journal, pour jouer avec lui, il faut faire appel à son imagination, à l’identification possible avec le poète, simuler mentalement un univers fictionnel et s’y projeter. Mais il faut également révéler les ressorts textuels, analyser littérairement le texte. Pour l’enseignant, il s’agit aussi d’un moyen pratique pour faire vivre l’univers poétique au sein de la classe et travailler sur un projet d’écriture motivant en liant la vie des élèves à la vie littéraire. Faire du lecteur un sujet lecteur. Et qui sait ? Les élèves auront peut-être envie à l’issue de l’étude de l’œuvre intégrale de ranger le recueil pour lequel ils auront rédigé un journal du « je » lyrique sur les étagères de leur bibliothèque mentale.

Fig. 1. L’immeuble haussmannien parisien de Clémentine

Fig. 1. L’immeuble haussmannien parisien de Clémentine

Source : création d’une élève de 1re ; crédits photographie : Valérie Droin

L’activité de lecture, telle qu’elle est vécue au niveau des affects et de l’émotion des lycéens, lecteurs de poésie, a été mon fil conducteur lors de l’élaboration de cette séquence d’enseignement. En effet, l’émotion poétique peut être ressentie avec tout type de poésie et quelle que soit l’interprétation, voire même l’implication du lecteur dans un poème qui devient sien. J’ai souhaité à travers l’étude du recueil Alcools de Guillaume Apollinaire, au programme du baccalauréat 2022, rendre la lecture de la poésie réelle, préhensible par les sens, plastique et expérimentable pour le sujet lecteur. J’ai tenté de repenser les exercices scolaires évalués à l’examen, comme le commentaire et la dissertation, par le biais de restitutions et de partages de lecture de la poésie, qui ont permis aux jeunes lecteurs de faire de la poésie une représentation à la fois concrète et symbolique d’eux-mêmes et du monde. J’ai souhaité qu’ils découvrent que la lecture de la poésie peut être un événement, au même titre que la représentation théâtrale, l’adaptation filmique d’un roman, ou le dessin de presse qui illustre la littérature d’idées. J’ai parié sur le fait que l’acquisition des compétences de lecture en matière d’analyse littéraire trouve son berceau dans le plaisir tiré de la recréation poétique de l’œuvre étudiée, dans la matérialité plastique de la fabrique d’une œuvre chorale, dans la fusion dialogique des expressions artistiques des lecteurs, devenus auteurs eux-mêmes. J’ai espéré surtout qu’à l’issue de cette expérience de lecture poétique, les jeunes lecteurs deviennent vraiment des sujets s’analysant comme objets de leur propre lecture et qu’ils fassent de la poésie, par leur implication personnelle, un genre comme les autres ; un genre que l’on peut choisir en conscience et sans crainte de présenter à l’oral du baccalauréat. Sept élèves de première générale sur trente-cinq ont finalement choisi de présenter un recueil poétique en deuxième partie de l’épreuve anticipée de français en juin 2022, trois sur vingt-quatre en première technologique (ceux d’Apollinaire, Baudelaire, Hugo et Verlaine). Plus d’hermétisme des vers, plus d’élitisme du lectorat, mais une langue profonde et belle qui sait traduire la richesse des sentiments de celui qui l’emploie, qui sait exprimer le moi ancré dans le monde de celui qui la lit. La lecture savante peut alors revêtir l’aspect de la lecture plaisir, de la lecture rêvée, et l’analyse subjective des textes servir d’hypotexte à la lecture littéraire.

Fig. 2. Guillaume Apollinaire & sa ville de papier vue par les 109 du LGM

Fig. 2. Guillaume Apollinaire & sa ville de papier vue par les 109 du LGM

Source : créations des élèves de 1re ; crédits photographie : Valérie Droin

Extrait du journal du « je » lyrique de Jeanne [sic] :

Mai 1904

La dernière fois que j’ai parlé à Annie, elle prenait sa valise pour quitter la ville et se rendre au port. L’Amérique, m’a t-elle dit, « là où j’aurai le droit de vivre ». J’avais écrit les Rhénanes pour elle, pour lui rappeler le printemps du Rhin, qu’elle aime tant. Et à présent, elle ne m’inspire qu’en me rappelant que je suis un mal-aimé, un homme seul. M’est même venu à l’esprit d’écrire une complainte sur le sujet

1905

Le peintre Picasso et ses idées de « cubisme » m’aident à oublier. Voilà un homme qui va au-delà du réel, du logique ! […]

Mars 1909

Marie m’a reproché de mettre et dire son nom partout là où je le peux, peut-être trouve t-elle en réalité que le poème « Marie » que j’ai écrit par amour pour elle n’est pas assez bien, et dans ce cas je ne peux la comprendre, car il est là la preuve de mon affection. Est-ce ma faute si Dieu l’a faite si magnifique ? Pour renouer, je l’ai emmenée près de la Seine, du pont Mirabeau, où elle m’a pris et tenu la main comme elle ne l’avait jamais fait. Sous ce pont coule notre amour, à l’infini.

Extrait du journal du « je » lyrique de Maxime :

1913,

Cher journal,

En ce moment je me sens plus en forme et plein d’énergie. Récemment, je me suis promené dans Paris et j’ai eu la vision très nette que mon écriture est comme cette ville, tournée vers le modernisme, mais amoureuse des classiques. Elle est en même temps industrielle et fière de ses belles églises. Ce poème va s’appeler « Zone », j’ai eu comme idée de le mettre en début de mon recueil même si paradoxalement, c’est la dernière œuvre que j’ai écrite. Cette œuvre, au début, je voulais l’appeler « Eau de vie » mais je crois que « Alcool » est plus approprié. Elle retrace ma vie, mes amours mortes, mes souvenirs, le temps, la vie, les saisons et correspondent chacun à une période de ma vie.

Extrait du journal du « je » lyrique de Clémentine :

août/novembre 1901,

Je survis, je tiens debout. Mais encore une fois un amour passionnel se termine. Je ne comprends pas pourquoi elle me repousse. Je me sens comme dans mon poème que je viens de finir « Automne malade », où l’automne est la saison qui représente le déclin, le passage de la vie à la mort. J’aime me sentir libre d’écrire avec mes nouvelles formes d’écriture. Je ne cherche pas à avoir un poème qui soit rempli de codes et de traditions littéraires. Quand des idées me viennent je les essaye. Je ne regrette pas, c’est mon attitude face aux évènements, je suis Guillaume.

1908,

Mon cher ami Picasso vient de m’envoyer un portrait qu’il a fait de moi en glissant un petit message qui me fait du bien : « Bonjour mon cher ami Guillaume, je t’embrasse et précisément sur ton nombril ». Quel effet géométrique qu’il a mis sur mon visage ! C’est bien du Picasso lui-même ! On appelle ça le cubisme, je crois…

Extrait du journal du « je » lyrique de Julian [sic] :

3 octobre 1912, 9 heure du matin :

Cette ville, qu’est celle de Paris, commence à se faire vieille, malgré les innovations nouvelles et l’inauguration du Port-Aviation. Il y a maintenant trois années et cinq mois, que ce monde devient las à mes yeux, jusqu’à cette rue, neuve et propre éclairée par le soleil où sonnait le clairon. Cette rue était située entre la rue Aumont-Thiéville et l’avenue des Ternes, je devrais y repasser plus souvent.

5 octobre 1912, 19 heure environ, le soleil va se coucher :

Je décide de rentrer chez moi mais mes pas me conduise en face du Pont Mirabeau, là où mon amour s’en est allé pour Marie, comme l’eau qui coule le long de la Seine. L’espoir de pouvoir la revoir ici, les mains dans les mains face à face, ne cesse de frapper mon esprit Mais l’espérance est violente !

16 octobre 1912 :

La météo est d’humeur à laisser des flocons de laine et d’argent aujourd’hui. Un couple en profite pour se mettre à danser sous le son des cloches, les cheveux couverts de neige. On pourrait voir deux moutons venant des cieux. Je passe au bord de la Seine, le fleuve est pareil à ma peine, il s’écoule et ne tarit pas. Quand cette semaine se finira-t-elle enfin ?

Fig. 3. Exposition des travaux des 109. Séquence consacrée à Alcools et la « modernité poétique »

Fig. 3. Exposition des travaux des 109. Séquence consacrée à Alcools et la « modernité poétique »

Source : créations des élèves de 1re ; crédits photographie : Valérie Droin

1 Eaux-fortes de Louis Marcoussis pour Alcools, 1934.

Bibliographie

Brillant Rannou, N. (2010). Le lecteur et son poème Lire en poésie : expérience littéraire et enjeux pour l’enseignement du français en lycée [thèse de doctorat en littérature française, université Rennes 2, Rennes].

Larrivé, V. (2018). Le journal du personnage ou l’art de se mettre dans la peau d’un autre. Le français d’aujourd’hui, 2018 (201), 67-76.

Reuter, Y. (1990). Définir les biens littéraires ?. Pratiques, 1990 (67), 5-14.

Valéry, P. (1998 [1957]). Nécessité de la poésie. Variétés. Dans Œuvres I. Gallimard.

Notes

1 Eaux-fortes de Louis Marcoussis pour Alcools, 1934.

Illustrations

Fig. 1. L’immeuble haussmannien parisien de Clémentine

Fig. 1. L’immeuble haussmannien parisien de Clémentine

Source : création d’une élève de 1re ; crédits photographie : Valérie Droin

Fig. 2. Guillaume Apollinaire & sa ville de papier vue par les 109 du LGM

Fig. 2. Guillaume Apollinaire & sa ville de papier vue par les 109 du LGM

Source : créations des élèves de 1re ; crédits photographie : Valérie Droin

Fig. 3. Exposition des travaux des 109. Séquence consacrée à Alcools et la « modernité poétique »

Fig. 3. Exposition des travaux des 109. Séquence consacrée à Alcools et la « modernité poétique »

Source : créations des élèves de 1re ; crédits photographie : Valérie Droin

Citer cet article

Référence électronique

Valérie Droin, « Incitations à la lecture poétique », Carnets de Poédiles [En ligne], Voix et pratiques, mis en ligne le 09 mars 2023, consulté le 29 mars 2024. URL : https://carnets-poediles.pergola-publications.fr/index.php?id=110

Auteur

Valérie Droin

Professeure agrégée de lettres modernes ; lycée du Grésivaudan de Meylan, 38240 Meylan

Droits d'auteur

Licence Creative Commons – Attribution 4.0 International – CC BY 4.0