L’étude qui suit relate un projet qui s’est déroulé de septembre à décembre 2021 : l’idée était de faire écrire de la poésie en français, sur un forum en ligne, à des débutants1 complets (A1) en cours de français langue étrangère (FLE), à l’université en Arabie saoudite. L’expérience visait avant tout à susciter un désir, une relation vivante vis-à-vis d’une langue inconnue, voire exotique pour certains. Dans cette contribution, nous allons partager un témoignage où la notion de mise en scène du poème en contexte d’apprentissage est comprise dans un sens très large.
Les étudiants en question étudient le français à l’Arab Open University de Djeddah en tant que troisième langue étrangère (après l’anglais) dans un environnement hétéroglotte (Cuq, 2003, p. 121-122), sur une durée de 30 heures durant moins de quatre mois. La plupart d’entre eux sont arabophones, soit d’Arabie saoudite, soit de pays arabes environnants (Yémen, Égypte, Syrie, Liban, etc.). Dans un pays qui se transforme à vue d’œil depuis le boom pétrolier de 1973 (Ménoret, 2003, p. 158-159), et plus intensément depuis quelques années avec les dirigeants actuels (voir par exemple la « Vision 2030 » publiée en 2016, audacieux plan de développement du pays à différents niveaux) et la crise de la covid-19, il est légitime de se demander comment la poésie peut être accueillie par des jeunes en perte de repères (Ménoret, 2003, p. 219), qui sont souvent attirés par les réseaux sociaux et qui s’intéressent avant tout à l’obtention de leur diplôme. De plus, au dire de certains étudiants, la culture locale semble assez peu encline à des partages trop personnels, même si de tels partages se révèlent tout à fait possibles sous certaines conditions en cours de FLE (Navé, 2020a). Étant donné que nous nous intéressons à la question du partage en contexte FLE débutant2, nous avons décidé d’orienter la présente étude sur le partage de poésies mises en scène de différentes manières sur un forum, dans le contexte précis que nous venons de présenter. Pour ce faire, nous nous reposons surtout sur les représentations de nos apprenants, que nous interprétons dans le cadre d’une étude herméneutique empirico-inductive (Blanchet, 2011). Nous nous inspirons également de la théorisation ancrée (Paillé, 1994) qui prône un va-et-vient répété entre données et théorie.
Notre corpus inclut : 1) un choix de textes des étudiants, suivis de commentaires, 2) un questionnaire qualitatif comprenant des questions fermées et d’autres ouvertes, rempli par 27 étudiants, 3) un entretien collectif semi-directif d’une heure et demie environ, mené le 5 février 2022 avec six étudiants (dont cinq femmes) que nous questionnons en les laissant intervenir quand ils le souhaitent. Un code étudiant composé de deux ou trois lettres est utilisé pour ceux qui ont préféré ne pas être nommés directement. C’est sur ces données croisées que porte l’analyse.
En tant qu’enseignant, nous nous positionnons comme observateur interne, ayant participé au forum en question de différentes manières (exemple, commentateur, parfois même correcteur…).
1. Consigne
La consigne de départ laissait une certaine marge de manœuvre aux apprenants : il s’agissait d’assembler « cinq mots ou petits groupes de mots » pour former un tout, un ensemble poétique. Il était attendu que les mots ou groupes de mots retenus soient aussi simples que possible et qu’ils incluent des points vus en classe. Les textes écrits devaient être publiés sur la plateforme Moodle de l’Université. Finalement, les apprenants ont également été encouragés à enregistrer leur voix pour accompagner leurs textes, puis, dans un deuxième temps, à se lire, s’écouter et se commenter mutuellement, selon une logique d’échange et de partage.
À plusieurs reprises, nous avons expliqué en classe que le but de l’activité était de « jouer avec les mots », de « se faire plaisir » et de « vivre la langue », au-delà de l’exercice formel que certains pouvaient percevoir3, en s’arrêtant sur des mots qu’ils pouvaient choisir personnellement. À ce titre, signalons qu’une utilisation pertinente de la traduction automatique, avec certains outils précis comme le dictionnaire contextuel Linguee, a été encouragée pour l’emploi d’expressions ou de mots nouveaux (Navé, 2020b).
Pour donner aux apprenants une idée plus claire de ce que nous attendions, nous avons imaginé un exemple tiré de mots de la vie quotidienne dont la majorité avaient été vus en classe :
Des livres
Des stylos
Le chant d’un oiseau
Un moment de silence
Et la montagne immense !
De même, des exemples de poésies des apprenants ont été vus et lus en classe au fur et à mesure des publications sur le site de l’Université. Par exemple, quand un texte rimait, nous le mentionnions. Certaines répétitions, certains choix de mots ou de disposition des mots étaient soulignés. Les textes ont été discutés en groupe, commentés et parfois lus à voix haute par les étudiants. Plusieurs étudiants ont noté dans l’entretien collectif que cela les avait beaucoup aidés à se faire une image plus précise de ce qui leur était demandé.
Deux tiers des étudiants interrogés dans le questionnaire affirment avoir « parfaitement compris » la consigne, contre un tiers qui dit avoir « plutôt bien » compris la consigne. Personne ne dit ne pas l’avoir comprise.
2. Quelques points théoriques de départ
Étant donné que nous nous intéressons ici tout autant à l’écriture qu’à la lecture, cette expérience s’inspire à la fois des recherches sur les ateliers d’écriture en didactique des langues (Hassan, 2016) et des travaux sur la « mise en voix » (Boutevin et al., 2018). Ainsi, nous rejoignons également volontiers le concept du « dire » ou des « ateliers du dire » en FLE (Mouginot, 2018), qui rassemble ces deux aspects. Pour nous, l’écriture poétique est une porte vers la découverte et l’expérience culturelle d’une langue, au-delà de l’apprentissage en tant que tel. L’écriture permet aussi de se découvrir, de se connaître davantage (Lamy, 2009, p. 36) ; elle est à relier avec la confiance en soi (Niwese et Bazile, 2014) car elle permet de « se faire auteur », même à un niveau de maitrise très peu élevé (Bucheton, 1992). Hassan (2016, p 8) considère aussi que le peu de connaissances dans une langue étrangère ne constitue « pas forcément un obstacle à la créativité ». L’écriture et le « dire » face à d’autres étudiants, d’autres personnes, sont par ailleurs des phénomènes partagés, collectifs.
Ce recours à la plume ou à la voix face à un ou plusieurs récepteurs, sur un forum en ligne en l’occurrence, nous amène à parler d’énonciation et plus particulièrement d’« ethos », concept cher aux interactionnistes, en lien avec l’idée de « mise en scène ». Pour Kerbrat-Orecchioni (2002), l’ethos peut-être individuel ou collectif. L’ethos individuel est lié à l’image que donne un individu lorsqu’il s’exprime à l’oral ou à l’écrit, tandis que l’ethos collectif renvoie plutôt à l’image d’une communauté donnée, qui partage des valeurs. Dans les deux cas cependant, il s’agit généralement « de se montrer sous un certain jour, autant que possible favorable, en se conformant à certaines normes en vigueur dans sa société d’appartenance […] » (Kerbrat-Orecchioni, 2002, p. 44). Notons finalement que le discours poétique écrit ou oral des textes de nos étudiants entre parfaitement dans ce que Maingueneau (2002, p. 64) appelle scène d’énonciation « englobante », qui correspond au type de discours produit (religieux, philosophique, politique, poétique…).
Un point mérite encore d’être brièvement développé : la possibilité de joindre une voix orale à un texte écrit nous invite à parler de la multimodalité (Lebrun et Lacelle, 2012) et de ses fonctions. Comme nous l’avons suggéré dans un article sur la correspondance en FLE (Navé et Farini, 2021), la multimodalité peut renforcer l’intensité et donc le potentiel d’un message. Nous pensons qu’il en va de même des voix susceptibles de se superposer aux textes poétiques écrits.
À la lumière de ces quelques points et suite à la présentation du projet que nous avons mis en place, qui se voulait dépaysant et flexible (les étudiants étaient libres d’enregistrer leurs voix ou non), nous nous demandons quelles ont été les modalités de mise en scène du poétique dans ce cadre. Qu’impliquent ces mises en scène plus ou moins complexes et multimodales, dans un contexte FLE débutant ? Peut-on tout partager, tout montrer ?
3. Le poème pour dire des émotions
L’examen de l’entretien collectif montre clairement qu’aux yeux des étudiants, le « poétique » n’est pas consensuel (cf. notamment Rofaida et AGh). Certains mettent en avant la rime (Rofaida et JO) et les allitérations (Toqa)4, d’autres insistent sur le rythme (Youmna et Toqa), sur le sens plus ou moins caché, plus ou moins figuratif (Toqa), plus ou moins profond (JO), ou encore sur la structure, qui devrait constituer un tout logique (Youmna, Rofaida). Le lien avec les émotions, heureuses ou tristes, de même qu’avec la mémoire (Youmna et Rofaida) est également établi et longuement développé. En parlant de leurs créations, plusieurs apprenants font d’ailleurs le lien entre leur état d’esprit et leur écriture.
Par exemple, le poème de JO avait un accent mélancolique :
La pluie.
Nuit noire.
Neige blanche.
Silence.
Des nuages.
L’étudiante explique elle-même :
Peut-être qu’à ce moment-là, j’étais un peu triste, ce qui m’a fait écrire ces mots. Je les ai pensés comme ça… Ils étaient dus à mon état d’esprit à ce moment-là et à mes sentiments.
Ce que j’essaie de dire, c’est que l’état d’esprit d’une personne se reflète parfois dans son art, qu’il s’agisse d’un poème, d’un dessin ou de toute autre forme d’art5.
Au contraire, le poème d’Asma est joyeux. Elle y parle explicitement de son amour pour sa fille :
Une petite et belle
Toute ma vie
Mon sourire
Mon bébé, c’est ma fille
Que dieu la protège
Pour Asma, partager des émotions, des sensations, qu’elles soient « heureuses ou tristes », est tout à fait « normal ». Rofaida trouve quant à elle positif de partager « des pensées », « certaines émotions », « des choses qui nous arrivent au quotidien ». Elle raconte d’ailleurs dans l’interview comment, au départ, elle a cherché des mots dans son environnement familier, quand elle se trouvait dans sa chambre, pour finalement se tourner vers sa pensée et y puiser ce qu’elle cherchait. Quant à Toqa, elle pense aussi qu’on peut partager des émotions heureuses ou tristes, mais sans trop entrer dans les détails. Son texte est d’ailleurs assez réservé à cet égard, et métaphorique. Elle écrit :
Tourner la page
C’est une image
de une cage
sur la plage
Cette dernière indication montre qu’en poésie on peut parler de choses que l’on ne souhaite pas forcément montrer aux autres. D’un autre côté, on peut aussi choisir de ne pas parler de choses trop personnelles nous concernant.
4. Montrer ou cacher ?
Pourquoi ne pas tout partager ? Que partager ? L’entretien collectif suggère qu’il y a au moins deux grandes raisons à la retenue que les étudiants ont pu avoir. Certaines raisons sont macro-sociales, et d’autres sont à chercher davantage au niveau de l’individu. Les choses que l’on peut ne pas vouloir partager sont parfois liées aux autres : elles incluent ce dont ils n’aimeraient pas que l’on parle6, les choses « secrètes » (Rofaida et Asma). Aux yeux de ces étudiantes, ces tabous valent généralement aussi pour eux-mêmes7.
4.1 Une question culturelle, morale ou religieuse
Trois étudiantes interrogées sont d’accord sur le fait que la société – saoudienne dans notre cas – influence la vision et les choix d’une personne par rapport à ce qu’elle pourrait partager ou non. Ainsi, nous dit Toqa, les valeurs locales, islamiques et culturelles8, jouent un rôle dans ces choix : « Ici, on n’aime pas parler aux autres des conflits familiaux, par exemple. » De même, Rofaida explique que pour elle, « de nos jours, la poésie et les arts, ça devient de plus en plus inapproprié… Et c’est… c’est pas bien, ou c’est même pas beau. Il manque la… la conception du beau […]9. » La même étudiante parle à un autre moment de descriptions « inappropriées » du corps10. Yumna insiste aussi sur ce point, en comparant l’Occident à l’Arabie : « Ce que nous pouvons partager et ce que nous ne pouvons pas partager dépend [entre autres] de l’endroit d’où nous venons, dans notre propre culture, parce que ce qui pourrait être approprié pour d’autres personnes dans la culture occidentale, nous désapprouverions ici (rires)11. »
Plus loin dans l’entretien, elle précise sa pensée :
En occident, on parle d’une manière plus frivole de… beaucoup de choses… Et ici [en Arabie], nous décrivons davantage nos pensées, nos processus et nos sentiments… d’une manière plus modérée… ou plus réfléchie, en lien avec notre origine et notre culture. […] Ici, quand on parle de notre histoire, de notre… notre journée… notre quotidien, nos relations avec nos parents, ou de notre vie, dans… dans un petit texte poétique, [on le fait] d’une manière plus discrète, plus dissimulée. […] Mais en Occident, ils seraient beaucoup plus ouverts. Et... ils disent ce qu’ils pensent et ressentent vraiment... pour que tout le monde le sache12...
4.2 Un choix humain et individuel
Outre la culture, qui influence le partage dans le cadre d’une expérience comme l’écriture poétique, les étudiants reconnaissent le libre-arbitre de chaque personne : les choix sont également personnels. Pour Youmna, « ce que nous pouvons et ce que nous ne pouvons pas partager dépend [aussi] de la personne […]13. » De même, pour Asma, « nous partageons ce que nous voulons que les gens sachent. Et nous… nous disons ce que nous voulons que les gens entendent, par exemple14. » Toqa aussi, après avoir parlé du rôle de la religion et de la culture, reconnaît que les choix relèvent de chaque individu, et que tout le monde ne fait pas ni ne pense pas comme elle dans sa société :
[…] nous pouvons partager nos sentiments de bonheur, voire nos sentiments de tristesse, mais sans informations trop profondes. Par exemple, nous pouvons dire que nous sommes tristes, mais nous ne dirons pas toute notre histoire... Certaines personnes le font. Je ne dis pas que nous [sommes tous discrets à cet égard]. Certaines personnes le font... tandis que d’autres personnes préfèrent garder le secret15.
5. Des voix courageuses ?
Déjà, les réponses au questionnaire suggéraient que certains avaient décidé de ne pas mettre leurs voix en scène. La plupart de ceux qui n’avaient pas enregistré leurs voix y indiquaient soit qu’ils étaient timides, soit qu’ils n’avaient pas eu le courage de le faire, soit qu’ils avaient eu peur de « faire des erreurs », que leur accent n’était « pas bon » ou qu’ils étaient débutants, ce qui revenait un peu au même. Certains disaient regretter de ne pas s’être jetés à l’eau. Ces réponses au questionnaire nous ont donné l’idée d’interroger les étudiants plus en détail sur ce point lors de l’entretien collectif. Rofaida, qui n’a pas enregistré sa voix, s’explique : « […] je n’ai pas enregistré [ma voix] parce que c’est quelque chose dans ma personnalité : je n’aime pas […] dire des choses erronées. Je suis un peu perfectionniste16... » AGh, le seul homme présent lors de l’entretien, s’appuie sur les explications de Rofaida pour expliquer sa propre situation : « Je suis plutôt du genre timide. [...] C’est pourquoi je ne suis pas vraiment… désireux de m’enregistrer et de faire entendre aux gens [le son de ma voix]17… » Youmna nous dit pour sa part :
Je souffre d’anxiété sociale. Je ne parle donc pas beaucoup. Quant à ce que j’ai écrit, mon texte, je l’ai écrit en retard exprès, parce que je voulais voir comment les autres l’écriraient d’abord, pour suivre ensuite leur exemple. Et je voulais enregistrer, mais... dans ma tête je n’arrêtais pas de penser [aux] opinions et... et aux implications négatives dans... de mon... si... si j’écrivais mes mots ou si je prononçais mal ; c’est pourquoi je n’ai pas fait d’enregistrement18.
D’autres étudiantes ont enregistré leurs voix et expliquent ce qu’elles ont ressenti en le faisant. Manar nous dit par exemple :
En fait, j’étais vraiment heureuse d’enregistrer [ma voix]. [...] J’étais... ouais, parce que, j’avais la sensation de parler français ; c’était super... […] parce que j’aime vraiment le français… depuis longtemps. […] Alors j’écris juste un mot, et je m’entraîne... à le dire... pendant longtemps, puis je l’enregistre... Et j’étais heureuse de m’entendre ! (rires)19
À la fin de ces explications, Manar rit d’un rire rempli d’émotions, comme la bande sonore le laisse entendre. Il semble s’agir pour elle d’une expérience émotive forte. Quand nous la relançons par écrit quelques jours plus tard, elle ajoute : « Pour ce qui est de l’enregistrement, je l’ai fait deux fois ; au début, je n’enregistrais pas parce que je suis timide et j’avais peur de faire une erreur, mais je me [suis] dit simplement : “Personne ne te connaît, alors pourquoi pas ?”20 »
Son texte dit :
Un beau voyage
Les étoiles de l’hiver
Des amies
La janvier
Les chats
Tout comme Manar, Toqa, qui a aussi enregistré sa voix malgré sa « terreur de la scène », a réussi à dominer sa peur en se lançant. Elle dit avoir éprouvé un sentiment de bonheur, voire de fierté, à cette occasion : « J’ai eu le sentiment que ma prononciation était assez proche de la prononciation française, d’une certaine façon21… » Dans les questionnaires aussi, certains ont dit que ce faisant, ils s’étaient sentis « comme des Français ». Cela semble indiquer un lien fort entre lecture à voix haute dans une langue étrangère et identité. En lisant leurs poésies à voix haute, devant une audience, même virtuelle, ces étudiants semblent se projeter dans un monde mental différent, francophone en l’occurrence. Finalement, Asma, qui a elle aussi enregistré sa voix, nous dit s’être entraînée à écouter certains mots à plusieurs reprises pour éviter les erreurs.
Ajoutons pour finir que, dans l’ensemble, celles et ceux qui ont enregistré leurs voix pour accompagner leurs textes, outre le fait qu’ils ont souvent fait des recherches, se sont appliqués pour la prononciation des mots.
6. Une expérience collective
Les questionnaires ont montré que plusieurs étudiants ayant lu ou écouté les poèmes des autres ont été impressionnés, les ont appréciés, et ont parfois été encouragés à publier eux-mêmes leurs propres textes ou à enregistrer leurs voix. Une personne seulement dit avoir été découragée par le niveau supérieur d’autres étudiants. Dans l’entretien en groupe, cet aspect collectif de l’expérience a été creusé.
6.1 De l’inspiration des autres textes et du bonheur éprouvé lors de leur découverte
Notons tout d’abord que la lecture ou l’écoute des textes des autres étudiants ont souvent été source d’inspiration ou de motivation. AGh nous dit par exemple s’être beaucoup inspiré des textes des autres pour écrire le sien. De même, Manar, qui a enregistré son texte deux fois, nous explique : « [...] Et quand j’ai... quand j’ai entendu les autres enregistrements, j’étais tellement excitée de le refaire22… » Lorsque nous avons relancé Manar sur ce passage quelque temps après l’entretien, elle a ajouté : « [J’ai fait] le premier enregistrement puis j’ai écouté [les] autres enregistrements et ça [m’a donné] envie de le refaire, alors [j’ai fait] le deuxième enregistrement [...] avec davantage d’amour et j’étais vraiment heureuse de m’entendre parler un peu français23. »
Rofaida nous dit pour sa part avoir éprouvé une forte joie en découvrant les textes et les enregistrements des autres étudiants :
Le texte des autres... Je me suis sentie tellement émerveillée parce qu’ils étaient tellement poétiques. Ils étaient tellement organisés. Certains les ont peut-être même enregistrés, alors j’étais comme... j’étais émerveillée et heureuse de les écouter… pour avoir de nouvelles pensées ou de nouvelles idées [...]24.
D’une manière générale, un texte dévoile l’état d’esprit de l’auteur, comme nous avons pu le voir précédemment avec JO. De même, pour Asma, « Peut-être qu’un texte poétique peut nous montrer les sentiments de l’acteur ou de l’écrivain. […] [Ainsi,] quand on lit… un texte poétique, on peut… ça peut montrer les sentiments [de l’auteur], s’il était heureux ou triste25… »
6.2 De la compréhension émotive, ou non, de l’autre
Les étudiants interviewés ont éprouvé des émotions face aux textes des autres. Mais ils se sont aussi parfois interrogés sur la compréhension que les autres pouvaient avoir de leurs propres textes. On se souviendra des explications de Yumna, pour qui les textes arabes sont souvent plus métaphoriques et moins explicites qu’en Occident. Ainsi, nous dit-elle, de tels textes ne sont pas forcément compris par tous :
Donc, cela dépend vraiment du lecteur, s’il comprend ou non [le texte poétique]. S’ils ne le comprennent pas, ils le trouveront simplement joli, mais si quelqu’un le considère un peu plus... plus profondément, il peut éventuellement partager les sentiments de l’écrivain26.
AGh, en nous parlant de la création de son poème, nous dit aussi que des lecteurs qui ne partagent pas sa sensibilité artistique ne le comprendront pas forcément.
[...] peut-être que pour certaines personnes qui [n’aiment pas] dessiner, [qui ne sont pas] artistes, [elles] auront... des opinions différentes sur chaque [vers] poétique que j’ai écrit. Parce que... pour dessiner... être un artiste... dessiner quelque chose sur une toile, on doit penser, à... ce qu’on dessine... quelque chose vous viendra à l’esprit, on doit réfléchir avant de commencer à dessiner27.
Son poème dit :
J’aime dessin.
Dessin est créatif.
Créatif est de l’esprit.
L’esprit est important.
[L’]importance est la clé.
Conclusion
En conclusion, l’ensemble de l’expérience montre plusieurs choses. D’une part, la « mise en scène » d’un poème peut être comprise de manière plus ou moins large. Elle peut par exemple être multimodale et inclure plusieurs modes sémiotiques (audio, image, mouvement, dans le cas du théâtre par exemple, etc.) qui collaborent. Elle peut aussi se limiter à un simple texte écrit et/ou lu, publié et partagé dans un espace public physique ou numérique, comme c’était le cas dans cette expérience (site de l’Université).
Une mise en scène publique du poétique provoque une tension (notamment pour la mise en voix dans notre cas) qu’il s’agit pour certains de surmonter, avec à la clé le plaisir d’avoir pu dépasser ses craintes. Pour d’autres, le refus d’enregistrer sa voix pourrait être compris comme un positionnement légitime, là où un refus de se conformer à une norme véhicule aussi un message, par omission. Nous avons vu les explications fournies par plusieurs étudiants justifiant le fait de ne pas vouloir révéler certaines choses, y compris leur voix, dans une œuvre poétique, et ce pour des raisons d’ordre personnel ou collectif (société, religion, etc.). Ainsi, chacun évalue ses propres limites et ce qu’il veut révéler de lui-même sur un forum poétique. Cette idée est à rapprocher du concept d’ethos qui peut être véhiculé à l’écrit comme à l’oral. Dans les deux cas, la personne se présente sous une certaine facette, plus ou moins mystérieuse, plus ou moins ouverte (y compris pour celles et ceux qui ont enregistré leur voix), triste ou heureuse. Le lecteur à son tour interprètera et se fera une image de la personne qui se cache sous un poème donné. Il y a bel et bien ethos dans les deux cas (écrits simples et audios), et donc représentation, mise en scène. Pour nous, il est donc possible, selon un point de vue élargi, de parler de « mises en scène » même sans scène théâtrale physique. Selon ce point de vue, on peut considérer qu’entre représentation et non-représentation, il y a des possibilités innombrables, et que ces deux pôles sont reliés.
Un autre point que nous souhaitons préciser ici est celui de la réception du message poétique. La réception, dans le sens où l’entend Véronique Castellotti (2017), est moins prise au sérieux que la production, largement valorisée aujourd’hui en didactique des langues. Or la réception participe de la mise en scène : le lecteur ou le spectateur vibrent aussi, avec l’auteur, chacun selon sa sensibilité artistique (Zumthor, 1990, p. 19). C’est ce que nous avons pu observer à la fois dans les questionnaires et lors de l’entretien collectif. Les réponses au questionnaire semblaient suggérer que, pour les étudiants qui n’avaient pas scénarisé par la voix, il y avait, outre leur participation écrite, une possibilité de participation à la représentation en tant que spectateurs actifs. Nous avons eu confirmation de cette idée dans l’interview. L’impression globale que nous avons eue à l’écoute et à la lecture de nos étudiants est celle, non pas de fragments poétiques atomisés, mais plutôt d’une petite communauté d’apprentissage (Wenger, 1998) poétique. Une communauté est nécessairement plurielle. Certains parlent, certains écoutent, certains réagissent. Cette expérience est donc aussi à rapprocher des travaux sur l’apprentissage collectif, la création à plusieurs, où chacun doit trouver sa place, et s’approprier la langue de la façon qui lui convient.
Une dernière remarque d’ordre éthique s’impose : dans le cadre de telles expériences, qui touchent à l’intime, il est important que l’enseignant soit flexible, tolérant, à l’écoute de ses étudiants. Il doit accepter les imprévus et le fait que certains choisissent de s’exprimer différemment. Ceci est encore plus vrai dans le cas d’expériences poétiques : le poétique relève en tant que tel d’un monde qui ne peut être contrôlé ni maîtrisé par personne, il est ancré dans un univers subjectif, symbolique et sensible. Des mots peuvent être poétiques. Leur disposition peut être poétique. La façon dont les textes sont lus, en levant la voix, avec des pauses, peut également rendre poétique un texte qui semblait à première vue ne pas l’être.
Dans cette étude, la mise en scène d’un soi poétique sous des formes diverses a été questionnée à la lumière des représentations d’étudiantes et d’étudiants saoudiens d’un niveau débutant en français. Nous avons vu combien cette mise en scène est profonde, et peut interpeller les identités. Loin de l’exercice formel, la mise en scène du poétique voire d’un soi poétique implique une participation à une communauté de pratique, une expérience. Les enjeux y sont humains : à la fois poétiques, didactiques et éthiques.