Traduction d’un poème de Rolf Hermann dans le cadre d’un cours de traduction littéraire allemand-français de niveau master

Plan

Notes de l’auteur

Il a été choisi de rédiger ce texte en écriture égalitaire.

Texte

Synthèse de l’enseignante, Mathilde Vischer Mourtzakis

Dans le cadre d’un cours de traduction littéraire allemand-français de niveau master que je donne à la faculté de traduction et d’interprétation de l’université de Genève, j’ai proposé aux étudiantes de traduire un poème de Rolf Hermann. Après avoir discuté ensemble du contexte (traduction de la poésie, auteur, œuvre), les étudiantes ont rendu une première version de leur traduction et un commentaire sur l’élaboration de celle-ci, dont nous avons discuté en cours. À la suite de cette discussion, nous avons posé des questions à l’auteur. Les étudiantes ont ensuite pu reprendre leur traduction et me l’ont envoyée, accompagnée d’un commentaire.

L’auteur

Né à Loèche en Valais en 1973, Rolf Hermann est écrivain et vit à Bienne, en Suisse. Il a étudié les littératures anglaise et allemande à Fribourg et aux États-Unis. Il a publié des recueils de poèmes, des proses, des pièces radiophoniques, des textes pour le théâtre et il est très actif dans le spoken word. Il a notamment reçu le Kulturpreis der Stadt Biel (2017) et le Literaturpreis des Kantons Bern (2019). Il a aussi été, pendant plusieurs étés, berger dans la région du Simplon.

Au sujet du poème

Le poème choisi, suggéré par l’auteur lui-même, est le 20e poème de la section de son livre In der Nahaufnahme verwildern wir (2021) intitulée « im störgarten ». Le poète nous a expliqué que ce poème s’inscrit dans une réflexion sur la transformation des paysages par l’être humain, notamment ceux de son enfance, et sur des poèmes que Rainer Maria Rilke a écrits en français, Vergers.

Synthèse des commentaires des étudiantes

Remarques générales

J’ai remarqué que le ton du poème était nostalgique, notamment parce qu’il évoque des souvenirs d’enfance et des lieux qui se sont transformés. J’ai tenté de reproduire cette tonalité dans ma traduction. De plus, la description de la nature et l’atmosphère nocturne apportent un côté doux et calme au texte, que j’ai essayé d’imiter en français. (JF1)

À la lecture, le poème est très doux et calme, il traduit une atmosphère de rêverie et de nostalgie et évoque de nombreuses images de nature. Il est important de les préserver, puisqu’elles font référence au paysage des souvenirs du poète. La tonalité nostalgique du poème doit également être restituée. (EF)

Peut-on vraiment toujours conserver la même structure qu’en allemand, par exemple dans le passage « et pour un court instant / nous espérons la nuit tombée / être le vaste champ » ? Faut-il essayer de faire perdre les aspérités qu’une traduction « littérale » aurait ? Faut-il vraiment et complètement adapter le poème en français, ou garder les caractéristiques de sa langue originale ? Le poème doit être fluide à la lecture. Est-ce que « das feld das wird sind » est la suite de « und wir hoffen » (4e strophe) ? C’est une lecture possible, c’est aux lecteurs et lectrices de se forger une interprétation. (EF)

Titre

La traduction du titre n’a pas été aisée, car je ne savais pas vraiment à quoi « stör- » faisait référence. Dans ma première version, j’avais traduit le titre par « dans le jardin troublant ». Toutefois, nous avons pu poser des questions à l’auteur et nous lui avons demandé de nous indiquer le (ou les) sens de « stör- » dans « störgarten ». Il nous a expliqué que « stör- » faisait notamment référence à la façon dont un lieu de son enfance avait été changé (et détruit) par les interventions humaines. La parenthèse montre qu’il perçoit ces changements comme quelque chose de négatif, ce qui m’a fait pencher pour la traduction de « stör- » par « altéré ». En effet, d’après la définition du CNRTL, ce mot signifie « [m]odifier en mal, détériorer, dénaturer, dégrader2 » ; d’après l’auteur, c’est ce qui est arrivé au jardin de son enfance. (JF)

Le titre est le premier élément qui a posé un problème de traduction (et par conséquent, le dernier que j’ai traduit, après la traduction des strophes) ; il est difficile de s’imaginer ce qu’est un « störgarten », mais l’auteur a plus tard précisé qu’il faisait référence à « Vergers » de Rilke (« Obstgärten »), et à un terrain proche de chez lui dans son enfance, dont le paysage a radicalement changé au fil du temps pour devenir une zone industrielle. J’ai donc pensé au titre « Dans le jardin vague », en référence au terme de « terrain vague » (et puis l’adjectif « vague » rappelle peut-être le caractère nébuleux du souvenir), mais je ne trouvais la combinaison ni spécifiquement évocatrice ni très agréable d’un point de vue phonétique. J’ai donc opté pour « Dans le jardin troublé », qui garde la notion de perturbations vécues par ce terrain, mais qui est plus agréable à prononcer et garde l’impression de « flou » que transmet le poème. (LW)

Absence de majuscules et de ponctuation

L’absence de ponctuation et de majuscules m’a également frappée lors de la lecture. C’est un élément que j’ai décidé de conserver dans ma traduction : il force les lectrices et lecteurs à considérer tous les mots sur le même plan, à s’interroger sur leur catégorie grammaticale (les noms en allemand prennent une majuscule) et laisse planer une ambiguïté sur le découpage des phrases et sur les relations syntaxiques. Ainsi, les interprétations sémantiques peuvent être diverses. (JF)

On remarque que Hermann fait le choix de ne mettre ni majuscule ni ponctuation. Il est important de reproduire cet effet dans la traduction. Lui-même explique que c’est une manière d’écrire qui lui tient à cœur. (EF)

Sonorités

J’ai lu plusieurs fois le poème en prêtant particulièrement attention aux jeux de sonorités. Dans la deuxième strophe, j’ai restitué l’allitération en /s/, grâce aux mots « se », « semence », « ce », « souvenir », « s’ » et « sommes ». J’ai créé une allitération en /p/ dans les deux premiers vers de la troisième strophe : « pensons », « pourtant », « parfois », « âpre », « pin ». Elle fait écho à l’allitération en /s/ dans le texte original : « eines », « nadelbaums », « ausserhalb », « uns ». (JF)

Répétitions

J’ai décidé de garder les répétitions de « feld » et de « reh » en les traduisant respectivement par « champ » et « chevreuil » ; j’ai traduit ces termes de la même manière pour les deux occurrences. J’ai aussi remarqué une ressemblance entre « die wir nicht sind » (strophe deux), « […] feld zu sein » (strophe quatre) et « […] feld das wir sind ». J’ai donc choisi d’utiliser le verbe être et de ne pas employer de synonymes pour traduire ces trois passages (« sommes », « être » et « sommes »). (JF)

Autres difficultés

Traduction de « im Traum »

Vaut-il mieux traduire par « dans mon rêve », « dans le rêve » ou « quand je rêve » ? La première option est un peu lourde (dans mon rêve/dans mon cœur) et introduit une répétition qui n’existe pas en allemand. Bien que j’aie opté pour la troisième possibilité dans ma première version, j’ai préféré maintenir le flou qui existe en allemand et ai donc choisi la deuxième option. De cette manière, les lectrices et lecteurs comprennent qu’il s’agit d’un rêve précis (ou d’une idée) auquel le poète fait référence et non d’une image qui provient purement de son imagination. (EF)

Traduction du mot « reh »

Est-ce un chevreuil ou une biche ? Ce mot signifie le plus souvent « biche », mais cette option posait problème : en effet, si l’on utilisait le mot « biche », il aurait fallu choisir d’accorder les adjectifs « still und unsichtbar » soit avec « biche », soit avec « champ », alors que le texte allemand maintient l’élément auquel ils sont reliés comme ambigu. Pour éviter de devoir choisir et conserver cette ambiguïté présente dans le texte source, « chevreuil » était la solution la plus simple et permettait de garder « silencieux et invisible » au masculin, sans savoir si ces adjectifs se rattachent à « champ » ou à « chevreuil ». (LW)

Pour les deux derniers vers, l’auteur nous a expliqué s’être inspiré du poème « To Elsie », de William Carlos Williams. Je suis allée le lire et j’ai constaté qu’il avait utilisé le mot « deer » et pas « doe », ce qui m’a confortée dans mon choix de traduction. (JF)

Ambiguïté

J’ai choisi de traduire « wandelbar » par un participe présent : « changeant ». En effet, en allemand, nous ne savons pas vraiment si « wandelbar » se rattache à « saat », à « erinnerung » ou à « versen » ; traduire « wandelbar » par « changeant » permettait de ne pas lever cette ambiguïté. (JF)

Traduction du mot « federgras »

Il s’agit d’un mot qui décrit une espèce précise de plante sauvage. La traduction exacte serait « stipe » ou « herbe à plume ». Toutefois, ces deux espèces ne sont généralement pas connues du grand public ; une utilisation de ces termes risquerait d’interpeller les lecteurs inutilement ou d’attirer leur attention, alors que cela n’a pas lieu d’être. Les « herbes hautes » permettent de restituer l’image de ces longues tiges d’herbe que l’on trouve souvent dans les champs. (EF)

Je n’ai pas traduit littéralement « das federgras » par « les stipes », qui sont probablement moins évocatrices pour un lectorat francophone (je ne connaissais pas ce mot avant de chercher « federgras ») que « federgras » pour un lectorat germanophone (puisque, même sans connaître « federgras », il peut deviner sans difficulté, avec « gras », qu’il s’agit d’herbe). En remplaçant « stipes » par « hautes herbes », on perdait donc l’allitération qui aurait été rendue possible avec « stipes » (« les stipes susurrer » en /s/, faisant écho à « federgras flüstern » en /f/), mais la liaison entre « hautes » et « herbes », plus le verbe « susurrer », permettent de garder un effet sonore semblable. (LW)

Poème de Rolf Hermann

im störgarten

20

im traum trägt mein herz den garten
meiner kindheit durch die dämmerung
ich höre das federgras flüstern
im aufkommenden wind

kann sein dass die saat der erinnerung
von vielen versen trinkt
wandelbar wie die landschaft
die wir nicht sind

und doch manchmal zu sein meinen
im herben geruch eines nadelbaums
weit ausserhalb der dörfer
wenn uns im schnee

ein reh begegnet das nach nahrung sucht
und für einen kurzen augenblick
hoffen wir des nachts
das offene feld zu sein

auf dem das reh weidet
still und unsichtbar
und das feld das wir sind
schmeckt nicht nach anderswo
3

Traduction d’Erin Froidevaux

souvenirs d’un vaste champ

20

dans le rêve mon cœur porte
le jardin de mon enfance au travers du crépuscule
j’entends l’herbe haute chuchoter
dans le vent qui se lève

peut-être que la semence des souvenirs
s’abreuve à de nombreux vers
changeants comme le paysage
que nous ne sommes pas

et pourtant nous rêvons parfois d’être
dans l’odeur résineuse d’un conifère
bien loin des villages
lorsque dans la neige nous rencontre

un chevreuil en quête de nourriture
et que la nuit tombée
nous espérons le temps d’un instant
être le vaste champ

sur lequel le chevreuil paît
silencieux et invisible
et le champ que nous sommes
n’a pas le goût d’ailleurs

Traduction de Julie Freiburghaus

dans le jardin altéré

20

mon cœur porte en rêve
le jardin de mon enfance dans le crépuscule
j’entends les graminées murmurer
dans le vent qui se lève

il se peut que la semence de ce souvenir
s’abreuve de nombreux vers
changeant comme les paysages
que nous ne sommes pas

et que nous pensons pourtant être parfois
dans l’odeur âpre d’un pin
bien loin des villages
lorsque dans la neige nous rencontre

un chevreuil cherchant de la nourriture
et pendant un court instant
dans la nuit nous espérons
être le champ ouvert

dans lequel le chevreuil paît
silencieux et invisible
et le champ que nous sommes
n’a pas le goût d’ailleurs

Traduction de Lily Worsham

dans le jardin troublé

20

mon cœur porte en rêve le jardin
de mon enfance dans le crépuscule
j’entends les hautes herbes susurrer
dans le vent qui vient

la semence des souvenirs peut-être
s’abreuve de nombreux vers
changeants comme les paysages
que nous ne sommes pas

nous rêvons parfois d’être
dans l’odeur âpre d’un pin
loin des villages
quand dans la neige nous rencontre

un chevreuil en quête de nourriture
et le temps d’un instant
nous espérons la nuit
être le vaste champ

où paît le chevreuil
silencieux et invisible
et le champ que nous sommes
n’a pas le goût d’ailleurs

1 Traductions et commentaires de Julie Freiburghaus (JF), Erin Froidevaux (EF) et Lily Worsham (LW). Commentaires synthétisés par Mathilde Vischer 

2 Trésor de la langue française informatisé, s.v. « Altérer », in CNRTL, Nancy, université de Lorraine, 2013. URL : https://www.cnrtl.fr/definition/

3 Rolf Hermann, In der Nahaufnahme verwildern wir, Lucerne, Der gesunde Menschenversand, 2021, p. 41.

Notes

1 Traductions et commentaires de Julie Freiburghaus (JF), Erin Froidevaux (EF) et Lily Worsham (LW). Commentaires synthétisés par Mathilde Vischer Mourtzakis.

2 Trésor de la langue française informatisé, s.v. « Altérer », in CNRTL, Nancy, université de Lorraine, 2013. URL : https://www.cnrtl.fr/definition/altéré

3 Rolf Hermann, In der Nahaufnahme verwildern wir, Lucerne, Der gesunde Menschenversand, 2021, p. 41.

Citer cet article

Référence électronique

Mathilde Vischer Mourtzakis, Rolf Hermann, Erin Froidevaux, Julie Freiburghaus et Lily Worsham, « Traduction d’un poème de Rolf Hermann dans le cadre d’un cours de traduction littéraire allemand-français de niveau master », Carnets de Poédiles [En ligne], Babel, mis en ligne le 25 mai 2023, consulté le 21 novembre 2024. URL : https://carnets-poediles.pergola-publications.fr/index.php?id=252

Auteurs

Mathilde Vischer Mourtzakis

Professeure, faculté de traduction et d’interprétation, université de Genève ; 40, boulevard du Pont-d’Arve, CH-1211 Genève 4 ; mathilde.vischer[a]unige.ch

Rolf Hermann

Poète ; rolfhermann.ch

Erin Froidevaux

Étudiante de maîtrise, faculté de traduction et d’interprétation, université de Genève

Julie Freiburghaus

Étudiante de maîtrise, faculté de traduction et d’interprétation, université de Genève

Lily Worsham

Étudiante de maîtrise, faculté de traduction et d’interprétation, université de Genève

Droits d'auteur

Licence Creative Commons – Attribution 4.0 International – CC BY 4.0