Ici on ne veut plus gagner

poèmes à quatre mains
écrits en face du Léman
chaque jeudi de la semaine

Texte

 

Je ne pense pas qu’il faille passer sa vie à attendre des semaines de quatre jeudis pour sombrer tout à coup dans l’éternel jeudi de l’éternelle semaine où il n’y aura plus de semaines et où il n’y aura plus de jeudis.

Pascal Quignard

 

 

 

ici on ne veut plus gagner

ni les guerres ni les matches ni les primes

le silence a rempli tous les paniers

et il ne reste plus que l’osier

le contenant sec déchiré renié

à force d’avoir plongé

la main dans le même sac

à force d’avoir forcé

au bout d’un moment crac

au-delà de la fermeture éclair

on voit la matière brute

la tresse élémentaire

l’attrait significatif

de ce qui nous ramène

en ligne droite

à nous-mêmes

 

sans déguisement

 

 

 

 

parmi ces nœuds qui apparaissent

il y a les vertus de la paresse

et on dirait l’appât

qui passe par là

pendant que les poissons dans le sable

dorment sous le soleil de midi

d’un sommeil de plomb fondu

qui nous convie au dimanche éternel

avec sa lumière blanche qui tient

au fond d’un petit verre de

vin renversé dans la rivière

peu importe nos richesses

les enfants moins sages qu’ils en ont l’air

piétinent comme leurs parents

le cimetière d’écailles rances

et d’arêtes étalées

la nature si belle

 

dans son indifférence

 

 

 

 

c’est qu’elle nous tend un indice

sans trop le vouloir

comme la limace laisse dans le béton éclaté

la trace d’un passage jamais emprunté

derrière les gaz d’échappement

et les voiles des promesses placardées

tout autour de nous

par nous

sans trop le savoir

car du placard à la placarde

il n’y a toujours qu’une nuit pâle

par laquelle on perçoit

malade et affaiblie dans le grand smog de Londres

très tôt en automne

aussi discrète qu’impudique

 

la solution pour traverser

 

 

 

 

je suis tu suis il traque les signes

comme certains chassent la détresse du singe

plutôt que le singe lui-même

dans l’ivresse de la sueur et

l’allégresse de la suie

sans aucun autre but

c’est cela peut-être

le problème profond

être ou suivre

l’être à la lettre

avec un flair puissant bon sang

le nez égaré en l’air comme une ogive

humant fumant aimant le mensonge

détruire pour se construire

 

à en perdre la ligne d’horizon

 

 

 

 

voici le drame de l’homme en vérité

chaque plongeon depuis la falaise est raté

chaque saut est un saut de l’ange

et qui veut faire l’ange fait la bête

le chant de l’aile n’est plus le même

les petits tendons tendus sont devenus

de la ferraille bon marché un peu

comme on en trouve à la ferraille Salmia

à Casablanca ou alors comme

des artefacts industriels modernes

durs froids raides

aveugles

qui fonctionnent

seulement pour fonctionner

 

sans le murmure inquiet de l’erreur

 

 

 

 

on veut retrouver la sueur

du vrai labeur des corps savoureux

en prise avec le réel un jour sur deux

le poil sous la dictée de la peur

frémissant érotiquement

entre douleur et plaisir

dans les rêves et dans les cauchemars

comme dans ce roman de Yourcenar

où le personnage les mains calleuses

creuse tandis que la poussière moite

gorge son corps d’une indigestion plate

et gage son élan d’une infinie tristesse

l’obstacle sous terre reste l’obstacle

même déterré par la rumeur du vent

 

pour parler correctement

 

 

 

 

quatre heures vingt-cinq

et rien jamais n’advient disait l’autre

et rien jamais n’émet assez d’or

dans les frondaisons

qui vaille la peine hors de prix

l’endettement d’être proie

et rien qui puisse croître

dans ce placenta aride

nappes créatives

décharnées déchues

pannes erratiques

soumises au deuil de la couronne

au milieu des spasmes telluriques et des personnes

on guette l’aiguille ensemble pour

coudre des anges encore

qu’on saura déshériter

avec le minimum syndical

accompagnant la lumière

 

à cette heure pauvre du monde

 

 

 

 

lessivés sous les néons

fluorescents des enseignes

en apnée dans le silence

éreintant et fluvial de la nuit

j’ai senti vibrer l’étoile du verger

sur la toile noire des constellations

le pays d’en bas avait pour une fois

rejoint le pays d’en haut

tu me disais cela fait une douce musique

un chant de verre délicat fragile électrique

sans aucune feinte et sans aucune faute

l’harmonie première de l’être

qui se brise et brise la glace

au lieu de faire feu qui dure

quelque chose d’originel

comme une intuition

en germe

qu’un beau jour d’été

 

restera toujours beau

 

 

 

Citer cet article

Référence électronique

Arthur Billerey et Vincent Gilloz, « Ici on ne veut plus gagner », Carnets de Poédiles [En ligne], Babel, mis en ligne le 02 février 2024, consulté le 21 novembre 2024. URL : https://carnets-poediles.pergola-publications.fr/index.php?id=272

Auteurs

Arthur Billerey

Né en 1991 en Franche-Comté, au cœur de la Grande Brasserie d’Audincourt, Arthur Billerey est éditeur, poète et critique littéraire. Il vit à Vevey et lit chaque jour de la poésie. Cofondateur des éditions La Veilleuse, à Lausanne, il est aussi fondateur de Trousp, une chaîne Youtube dédiée à la littérature suisse. Il publie dans des anthologies et revues littéraires, dont Haute Tension, Poésies françaises d’aujourd’hui (Le Castor Astral). Ses premiers poèmes, sous le titre À l’aube des mouches (L’Aire), sont dédiés à tous ceux qui salivent tôt. Son deuxième recueil, La ruée vers l’ombre (Empreintes), aborde l’ombre dans le contexte du réchauffement climatique et s’est vu décerner, en 2023, le Prix Rimbaud de la Maison de Poésie de Paris. 

Vincent Gilloz

Né en 1987 à Genève et domicilié à Vevey, Vincent Gilloz est enseignant en lycée (Gymnase de Chamblandes à Pully) depuis 2014. Son premier roman, L’écorce du réverbère, paru en 2022, est remarqué dans la presse, tandis que ses poèmes paraissent régulièrement dans des revues suisses romandes (La cinquième saison, L’Épitre, Sillages). En 2024, un premier recueil de poèmes intitulé Chronomètres est publié aux Éditions des Sables à Genève. Attaché aux explorations formelles, son travail d’écriture navigue entre prose et poésie.

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