La didactique de la lecture littéraire explore depuis une vingtaine d’années une approche esthétique des textes centrée sur la réception affective du/de la lecteur·trice. Du sujet-lecteur (Langlade et Rouxel, 2004) au texte du lecteur (Mazauric, Fourtanier et Langlade, 2011), l’approche du texte à travers la relation esthétique avec ce dernier s’inscrit dans le courant de la Reader’s Response Theory (Rosenblatt, 1938), lui-même héritier du pragmatisme nord-américain et précurseur de l’École de Constance. La filiation est ancienne, mais la théorie resurgit avec force au moment de réagir à une triple impasse à laquelle se heurte l’enseignement des textes littéraires : impasse liée à un formalisme excessif que dénonce Todorov (2007), un « formalisme d’ingénieur […] et non d’interprète » (David, 2014), puis à une sacralisation de l’objet littéraire, ne renvoyant qu’à lui-même et discréditant toute lecture référentielle (Schaeffer, 2011) et, finalement, à la tradition savante de l’enseignement, qui évince le sujet-lecteur dans la construction du sens (Citton, 2007). Face à une situation où le/la lecteur·trice sensible est trop souvent laissé·e à la porte des œuvres littéraires, l’approche esthétique vise à lui redonner une place, considérant « l’expression des réactions personnelles comme des indices d’engagement et de compréhension » (Hébert, 2004).
Le concept de relation esthétique désigne ainsi la « posture qu’un lecteur adopte lorsqu’il s’engage dans la lecture afin de vivre une expérience immédiate et imaginaire à travers une création artistique de langage » (Hébert, 2004). Observant la relation esthétique telle qu’elle se déploie dans des dispositifs comme les cercles de lecture, Hébert parle de transactions des lecteurs·trices avec le texte, transactions réciproques et multiples, se renouvelant selon les contextes de lecture afin de produire du sens.
La nature transactionnelle de l’engagement dans le texte invite à considérer ce dernier non comme matériau inerte, mais comme pourvoyeur de désirs, amplificateur d’émotions, privilégiant les lectures identificatoires, incitant le/la lecteur·trice à établir des liens avec son vécu et ses connaissances, réhabilitant, en somme, la littérature comme médiation du monde. Cependant, les recherches en didactique de la poésie, attentives à la spécificité du matériau langagier, tendent à déplacer la caractérisation transactionnelle de la relation au texte vers l’expérience sensible de l’oralité du poème.
1. Expérience sensible et oralité
L’expérience sensible, réclamée en didactique de la poésie (Brillant Rannou, 2010 ; Martin, 2010) est un élément indispensable pour un enseignement qui tienne compte des effets esthétiques produits sur les lecteurs·trices. L’expérience sensible permet la rencontre d’un « sujet » et du poème, ce « palimpseste lectoral infini » (Brillant Rannou, 2010, p. 241) qui constitue une altérité en soi. De ce fait, la lecture n’est pas à considérer comme une création personnelle et intime (ibid.), mais comme le lieu d’une effectivité du poème à transformer le sujet. On parle alors d’activité transsubjective (Martin, 2010), transindividuante (Simondon, 2017) ou d’une œuvre considérée comme un « quasi-sujet ».
Ces considérations rejoignent par ailleurs les propositions d’un rapport au monde ou d’une esthétique relationnelle discutés par les représentant·e·s de l’anthropologie des vivant·e·s, de la pensée environnementale ou d’une anthropologie des formes littéraires qui sortent du rapport naturaliste postulant une forte distinction entre sujet et objet. Elles nous paraissent devoir être mises en lien avec l’expérience poétique qui active à sa manière des modes d’existence du sujet et un égard aux contextes.
Introduire la notion d’expérience sensible pour désigner la relation esthétique au poème nous permet à la fois de définir le lien qui unit le langage, la voix et la relation (Martin, 2017, p. 124) et de la transposer, à l’échelle de la classe, dans ce qui constitue une communauté sensible. Ici, la rencontre avec le poème est vue sous l’aspect de sa relation aux diverses formes d’altérité s’exprimant à l’intérieur de la communauté formée par les élèves et leur enseignant·e. Il en découle non seulement le partage d’affinités, d’idées ou de valeurs, mais aussi la possibilité, au travers de formes coopératives, d’une élaboration collective du sens, peu décrite dans les pratiques poétiques de classe concernant la production écrite ou l’oralisation.
En effet, « le sens du texte n’est à chercher ni du côté de l’auteur, ni du côté du lecteur, mais au sein d’une communauté de formes de vie, dans la manière dont il prend vie au cœur d’expériences partagées et partageables » (Murzilli, 2017, p. 106). Dans ce mode d’expérience, l’interaction au sein de ce qui apparaît comme une « communauté sensible » crée du sens et des connaissances. Dans notre cadre d’observation, les formes d’expériences poétiques en classe sont fortement liées à des formes coopératives de pratiques par ateliers, que nous serons amenées à décrire.
Nous pouvons ajouter que l’expérience sensible est solidaire de la notion d’oralité. Henri Meschonnic la décrit comme l’inscription du rythme, celle du sujet, « impliquant un mode spécifique d’engagement du lecteur qui participe au texte, tendant à fondre le temps du texte et le temps du lecteur » (Meschonnic, 2006, cité dans Costa-Mendes, 2017, p. 144). Tout poème, dans l’expérience sensible, se trouve par conséquent « ré-ancré » dans cette oralité (Brillant Rannou, 2010). Cette rencontre des « temps du texte » et « temps du lecteur » se situe dans le cadre privilégié d’une lecture intertextuelle, attentive aux contextes de production et de réception. En effet, l’oralité, notion complexe, caractérise aussi le poème dans sa polyphonie discursive, ainsi que dans ses formes propres aux énonciations successives, qui reflètent la vocalité du poème inscrite dans son « dessein initial » (Zumthor, 1987, p. 180).
Soulignons que notre intérêt pour le rythme marqué par des penseurs comme Henri Meschonnic, nous permet de l’envisager, à leur suite, comme une forme d’individuation (Macé, 2016, p. 260). Si la composition d’un rythme est toujours sujette aux changements, par un réagencement des formes, elle renvoie à l’expérience sensible que fait le sujet de l’altérité et de la singularité, valeurs liées à une éthique de l’attention1.
Dans cette rencontre avec le poème, autre chose encore est son oralisation, et cet aspect est au centre de notre observation, car la mise en voix est elle-même au cœur de l’expérience poétique proposée dans nos séquences d’enseignement. L’oralisation (le dire du poème), en lien avec l’oralité du poème (le dit du poème), est celle d’un sujet déclamant le poème, dans le privilège des liens à soi, à sa voix, et à cette langue qui s’incorpore. L’oralisation ou mise en voix est une forme qui renouvelle à chaque fois le poème écrit et constitue un révélateur de sens. Elle s’inscrit donc en faux contre l’idée qu’il y aurait d’abord la forme écrite du poème, puis son interprétation à l’oral. Cela peut se traduire didactiquement par l’importance du travail à accorder à la compréhension et à la production – écrites et orales – du poème, ensemble, mais aussi aux aspects du poème qui font son oralité.
2. L’oralité au cœur des séquences didactiques
Les séquences que nous avons élaborées sont destinées à des élèves de l’école primaire de la Suisse romande. Elles partent du principe que l’oralité du texte poétique, expérimentée d’abord à travers un travail de compréhension sensible, par le recours au dessin, au mime, à l’imagerie mentale, l’est ensuite, de manière plus ouverte, par l’annotation/mise en voix collective du poème, qui peut être un soutien aux stratégies du sens.
Ces séquences s’inscrivent dans le cadre du Plan d’études romand (PER, https://www.plandetudes.ch/), en vigueur depuis 2010 dans les cantons de Suisse romande et du Tessin. Les axes de la compréhension/production de l’écrit et de l’oral sont organisés eux-mêmes autour des genres de texte et, parmi eux, figure le genre poétique ou « texte qui joue avec la langue ».
2.1 Quelle place et quel rôle le PER accorde-t-il à l’oralité du texte poétique ?
En observant les prescriptions en vigueur en Suisse Romande, on se rend compte que, même si l’enseignement de la poésie s’ouvre désormais à la réception esthétique du poème par l’élève, son oralisation est encore conçue à partir des composantes classiques de l’expression orale, dont des effets d’intonation, rythme ou gestuelle, et de la récitation du texte mémorisé. Ces modes d’appréhension du poème demeurent le plus souvent au service du sens littéral et de la phrase syntaxique (Favriaud, 2006).
Les activités du PER abordant l’oralité du texte poétique concernent principalement le repérage de procédés métriques, rimiques et, plus généralement, phoniques. Le statut du texte poétique demeure celui d’un écrit à oraliser et non d’un texte possédant sa propre effectivité, que la mise en voix permettrait d’éprouver. L’oralisation se place, par conséquent, principalement du côté du récepteur, qui ne prend pas pour autant les traits d’un performeur, les liens au corps, au sensible, et l’activité trans-subjective étant réduits à ceux prévalant dans un cadre de communication plutôt standardisé des genres de la scène, comme le théâtre.
La structuration par genre de texte du PER aurait pu désigner des pratiques de genres poétiques oraux ou oralisés, mais la mise en voix ou les formes performées n’y sont, pour l’instant, pas décrites. Hormis le fait que ces lacunes sont imputables à certaines caractéristiques obsolètes du plan d’études, elles dénotent aussi une difficulté à considérer la poésie comme le lieu privilégié d’évènements langagiers, dont ceux propres à l’oralité. Le même constat est posé à propos des plans d’études français et québécois du secondaire, par exemple, où, pourtant, ces pratiques sociales de la performance poétique s’y retrouvent transposées (Émery-Bruneau et Brunel, 2021, p. 10).
2.2. Pratiques effectives
Dans les recherches-actions ou les recherches portant sur les pratiques effectives de l’enseignement de la poésie, l’oralisation, qui est réduite au primaire à la lecture à haute voix et à la récitation, tend à disparaître dans les degrés où l’analyse de texte est la plus prégnante, notamment au lycée. Entre ces degrés, les observations pointent des tendances parfois contrastées et qui semblent refléter des prescriptions officielles légèrement différentes (Fallenbacher, 2017).
D’autres observations en classe d’un enseignement effectif de la fable versifiée Le Loup et l’Agneau apportent un éclairage sur l’infléchissement des pratiques : au primaire, l’étayage de l’enseignant·e et son intervention plus large « canalisent interprétation et compréhension du texte, alors qu’au secondaire, ils portent davantage sur les hypothèses interprétatives » (Ronveaux et Schneuwly, 2018, p. 471). En outre, les nombreuses explicitations de l’enseignant·e au primaire sollicitent les repères personnels des élèves pour les aider à comprendre le texte à partir de leur ancrage dans des familiarités (re)connues (ibid., p. 472). À l’opposé, au lycée, où l’histoire littéraire imprègne encore l’étude des textes, c’est l’élaboration de contextes historiques, intertextuels ou autres, qui va étayer l’interprétation du texte poétique.
Il ne faudrait toutefois pas envisager ces pratiques, à l’intérieur d’un même degré de scolarité, de manière uniforme. En effet, elles semblent osciller entre des formes plutôt classiques, dont celles succinctement décrites ici, et d’autres, plutôt rénovées. Citons par exemple, au primaire, la lecture d’albums poétiques qui instaure le rapport du poème à l’illustration et à la double page de l’album (Boutevin, 2014) ; au secondaire, les formes de médiation de l’atelier d’écriture ou l’invitation d’auteurs·trices en classe et, par conséquent, l’ouverture aux corpus contemporains, mais dans une certaine mesure (Debreuille, 1998).
Il n’est pas inutile d’évoquer le rôle des manuels d’enseignement dans l’inflexion des pratiques, soumis, eux aussi, au cadre social et institutionnel. Ainsi, dans L’île aux mots (CIIP, 2016), manuel officiel utilisé pour le cycle 2 en Suisse romande, très peu d’activités engagent les élèves dans le travail sur l’oralité et, lorsqu’elles le font, c’est plutôt dans le cadre d’un exercice classique d’oralisation d’un texte écrit.
3. Séquences d’enseignement de la poésie et expérience sensible
Nos séquences d’enseignement/apprentissage de la poésie articulent approche sensible et compréhensive d’un poème, à travers des tâches d’écriture collaborative, d’annotation et de mise en voix. Cette dernière en constitue le cœur. Il nous apparaît, et nous pouvons le rappeler, que les pratiques contemporaines du poème oralisé et sa didactisation sont les lieux d’une meilleure écoute des effets de voix de l’écriture et sur l’écriture « perméables aux sollicitations du moment » (en détournant un peu les propos de Jacques Roubaud), même si, historiquement, certains poètes comme lui ont prôné une lecture blanche, neutre, leur permettant une attention à l’écriture proprement dite plutôt qu’aux contenus (Roubaud, 1981).
La séquence que nous présentons ici est destinée aux élèves de 11 et 12 ans (7e et 8e années Harmos en Suisse romande)2 et construite autour du poème de Patrick Huré, Si tu vas à la mer...
Si tu vas à la mer...
Si tu vas à la mer
Merci de lui chuchoter
Tes vagues la belle
Bêlent gentiment
Mens pas à l’océan
Entends-tu
Tu le regretterais
Raison ou pas
Passe ton chemin
Mains dans l’eau
L’eau à la bouche
Bouche bée
Bêche le vent
Vante l’air
Erre ainsi
Si tu vas à la mer
Merci de lui chuchoter…
Patrick Huré
Ce poème se prête bien au travail de l’oralité, puisqu’il est peu ponctué3, ce qui favorise la réflexion sur le rythme, et qu’il n’a qu’une trame narrative discrète, celle d’un message confié à la mer. Son interprétation gagne à passer par l’expérience sensible, à travers l’observation de la structure graphique, proche du flux et du reflux des vagues, l’écoute de la musicalité du texte, par les rimes annexées, les nombreuses assonances et allitérations ainsi que l’association d’images pour déplier les métaphores.
La séquence a été testée intégralement une première fois dans quatre classes de même degré pour comparer les annotations des élèves aux productions finales de mises en voix, filmées sur tablettes. À cette occasion, nous avons recueilli les retours des enseignant·e·s sur chaque activité. Cette étape s’est révélée nécessaire, non seulement pour réguler la séquence, mais aussi pour juger du bien-fondé des activités d’annotation/mise en voix. Les quatre classes ayant travaillé à partir de consignes légèrement différentes, à cause de contraintes d’élaboration de la séquence, nous n’avons pas pu les exploiter de manière suffisamment objective.
Six étapes organisent la séquence. Les deux premières proposent de découvrir et d’explorer collectivement quelques possibles interprétations, à travers une approche sensible. Les élèves abordent le poème par le seul repérage de sa structure graphique en contrejour, afin d’identifier les premiers indices du genre poétique (alternance de vers courts et longs, texte centré qui joue avec sa mise en forme graphique). Puis ils sont invités à composer le poème, grâce au procédé du cut-up, jouant ainsi avec les vers du poète. Une fois le poème découvert, c’est par le mime, l’attention aux sonorités et la stimulation de l’imagerie mentale que certaines métaphores sont abordées (vers 3-4 et v. 12-15). Cette étape d’expérimentation dirigée du poème au service d’une forme de compréhension nous est apparue importante à deux titres. D’une part, elle permet aux élèves de se familiariser, par touches (seules quelques métaphores sont questionnées), avec le texte, tandis que, d’autre part, elle offre une première expérience du travail de l’oralité, remise en jeu avec une médiation de l’enseignant·e beaucoup plus discrète dans l’activité d’annotation/mise en voix.
Cette dernière est abordée dès l’étape trois de la séquence. Les élèves mettent ensuite en voix le poème de Huré (étape 4), avant de s’atteler à l’écriture collective d’un nouveau poème reprenant le principe des rimes annexées (étape 5), qu’ils mettront en voix par binôme pour l’évaluation finale (étape 6).
Notre observation porte sur le premier essai collectif d’annotation/mise en voix du poème Si tu vas à la mer... Les élèves sont familiarisés avec le procédé d’annotation par le biais d’une capsule vidéo. Un court poème d’Apollinaire, Le dauphin, est annoté par une enseignante, qui verbalise ses réflexions au fur et à mesure de son annotation, à la manière d’un enseignement explicite. La démonstration vise à faire comprendre aux élèves que l’annotation est un processus fait d’élans, d’envies, d’hésitations, de reprises, et que l’élève peut annoter le texte selon sa compréhension, grâce à divers arguments, ou se laisser porter par lui (rythme, sonorité, émotions etc.) et, surtout, que l’effet envisagé n’est pas toujours l’effet produit lors de la mise en voix. Arrivée au dernier vers, l’enseignante lance le défi aux élèves de terminer l’annotation. Le code d’annotation utilisé dans la vidéo, jouant sur le rythme, le volume et l’intensité, est distribué.
La suite consiste en l’annotation/mise en voix du poème Si tu vas à la mer... par groupes de trois à quatre élèves pour une première évaluation formative (étape 4). Les élèves sont invités à justifier auprès de leurs camarades leurs annotations, afin de s’accorder sur une production orale commune, chacun·e devant prendre en charge une partie des vers.
Une attention particulière est accordée aux notes pédagogiques qui proposent des pistes d’analyse du poème sur lesquelles l’enseignant·e peut s’appuyer pour stimuler les discussions autour des tâches de compréhension, puis une clé théorique définissant brièvement l’annotation/mise en voix et la capsule vidéo illustrant le procédé, accompagnée d’un document présentant des variantes d’annotation et des propositions de justification.
4. Questions de recherche et aspects méthodologiques
À partir de la séquence présentée nous nous posons deux questions :
1. La mise en voix, telle que nous l’avons définie, à savoir comme mode « spécifique d’engagement du lecteur qui participe au texte […] » (Costa-Mendes, 2017) est-elle réellement exercée dans les groupes ? Si oui, l’est-elle sous forme de discussion au sein des groupes, de performances, uniques ou réitérées, individuelles ou partagées et, dans ce dernier cas, y a-t-il énonciation successive, en écho, en chœur ou selon un jeu de polyphonie ? Les réponses à ces questions nous donneront un premier aperçu, fort incomplet, du fonctionnement d’une communauté sensible.
2. Dans un deuxième temps, nous aimerions savoir si ce travail de l’oralité du texte se met au service de l’interprétation et comment cela se passe. L’annotation/mise en voix se limite-t-elle à interpréter un sens préexistant, par renvois et références au travail de compréhension du texte, ou est-elle aussi une étape de révélation du sens ?
Pour répondre à ces questions, nous avons envisagé cette recherche de manière exploratoire en ne sollicitant qu’une classe de 7H, avec un enseignant bien expérimenté et au fait de nos intentions, où les données récoltées ne concernent que le travail d’annotation et de mise en voix du poème Si tu vas à la mer..., alors que la séquence a été enseignée dans son intégralité.
La session d’annotation/mise en voix dure environ quarante minutes et nous avons filmé et enregistré deux groupes de trois élèves et un groupe de quatre élèves. Les consignes de la tâche à effectuer incitent à travailler selon le mode coopératif, favorisant au sein du groupe une grande interdépendance (Reverdy, 2016) et des interactions positives, pour viser une production commune. En effet, les élèves doivent se mettre d’accord sur une annotation de groupe, ce qui encourage les discussions autour de la façon d’interpréter le poème et d’incarner cette interprétation par la mise en voix. L’enseignant rappelle que l’annotation sera sans doute différente dans chaque groupe, qu’il n’y a pas d’annotation correcte ou incorrecte, mais qu’il faut pouvoir les justifier.
Ce sont les discussions relatives à l’annotation/mise en voix des groupes d’élèves que nous avons transcrites. Après une première lecture, nous les avons regroupées selon les justifications proposées. Nous avons dégagé sept catégories, dont certaines inspirées des travaux de Langlade et Fourtanier (2007).
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1. Annotations en lien avec des genres textuels (codes génériques).
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2. Annotations en lien avec l’énonciation.
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3. Annotations motivées par le matériau sonore de la forme poétique.
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4. Annotations justifiées par une réaction axiologique (jugement de perception, goût, valeur).
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5. Annotations en lien avec une « concrétisation imageante » (par le mime ou des évocations de situations référentielles convoquant des images mentales).
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6. Annotations motivées par une recherche de cohérence mimétique.
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7. Annotations en lien avec la perception du rythme.
5. Annotations et mises en voix exercées
Pour rester dans le format de l’article, nous traiterons des catégories les plus représentatives de la tension entre oralisation et oralité, cherchant à établir si le travail d’annotation/mise en voix relève d’un processus classique d’oralisation ou atteste d’un engagement dans l’oralité du texte, abordant ce dernier comme un matériau résistant et produisant des effets qu’il faut s’approprier.
5.1 Annotations en lien avec les genres textuels
Les élèves rapprochent la mise en voix de pratiques d’oralisation connues, comme celle de la chanson. Certains vers ou mots sont chantonnés, afin de faire retentir l’effet d’une annotation, sans retrouver le chant dans la mise en voix finale. Le modèle générique de la chanson est également utilisé dans l’argumentation d’un groupe pour proposer de mentionner le nom de l’auteur avec une voix faible car, comme dans les chansons, on baisse le volume à la fin :
Groupe 2
Élève 3 : Pis pour Patrick Huré on fait fort le Patrick (geste d’une révérence) et Huré (voix plus faible)/C’est comme si le son il montait puis il s’arrête/comme dans les musiques/ça se termine directement/de plus en plus bas/donc voilà.
Cependant, la recherche d’effets renvoie le plus souvent au genre théâtral. Dans les trois groupes observés, on repère la volonté d’accentuer le titre pour créer un effet d’annonce, ou le nom de l’auteur pour clore la représentation parce que, comme le dit une élève « ça donne un peu d’action » (él. 1, groupe 1).
Est-ce le texte qui suscite ces effets théâtraux ou l’habitude scolaire de la lecture expressive, voire de la représentation théâtrale ? Il est impossible d’y répondre sans un entretien avec les élèves, qui n’a pas été mené. On constate cependant que la mise en voix est un genre nouveau, pour lequel les élèves cherchent des repères. À côté du théâtre et de la chanson, une référence à l’art du cirque s’impose dans un groupe, mais comme repoussoir :
Groupe 3
Él. 1 : On est pas au cirque↑4 Parce que t’as dit entends-tu (accent expressif sur « tu » et lève les bras)/On est pas au cirque↑
Éls. 1 et 2 reprennent : entends-tu (accent expressif sur « tu » et bras levés)
Él. 3 rit.
Él. 1 : pas besoin de faire les/ouais/(lève les bras pour montrer).
Tout trait caricatural est rejeté, comme pour conserver au poème son intériorité et faire silence autour de lui. De même, le lyrisme et l’emphase sont souvent écartés. Deux des trois groupes mentionnent qu’il faut laisser quelques vers sans annotation, pour ne pas saturer d’effets la mise en voix et laisser respirer le poème. On retrouve également des remarques de « régie » allant dans ce sens :
Groupe 2
Él. 1 à él. 3 : En fait/tu/tu mets trop d’pression (tape son poing dans sa paume).
La mise en voix interroge. Le transfert de procédés d’oralisation utilisés pour d’autres genres ne satisfait pas toujours. Ce questionnement motive l’exploration des possibles du texte et fait entrer les élèves de plain-pied dans l’oralité poétique. Ainsi, la recherche d’une expressivité nuancée passe par une pratique d’annotation/mise en voix transsubjective. Un dialogue s’institue autour des « performances », déclenchant souvent des reprises en échos. Les élèves apprécient la valeur de l’annotation sur pièce et la discussion est d’autant plus efficiente que le groupe partage une écoute qualitative, se constituant en communauté sensible.
5.2 Annotations en lien avec l’énonciation
L’analyse de l’énonciation, à travers le repérage des instances énonciatives (qui parle à qui et selon quel mode ?) est utilisée pour justifier l’annotation. Ce repérage se réfère-t-il à une logique grammaticale et syntaxique, utilisée habituellement dans les textes en prose à visée pragmatique, ou accompagne-t-il un traitement poétique du texte ? La plupart des exemples montrent que l’annotation en lien avec l’énonciation provient de procédures routinisées, abordant le poème comme un texte en prose. On justifie dans un groupe une pause avant « tes vagues la belle » car « c’est quelqu’un qui dit merci de lui chuchoter tes vagues la belle » (él. 1, groupe 1). On repère la question, pour hausser la voix ou mettre un accent expressif, et les modes verbaux pour accentuer le verbe à l’impératif :
Groupe 1
Él. 1 : attend/on accentue le « pas »
Él. 4 : /« mens pas à l’océan »/
Él. 1 : ça fait trop bizarre
Él. 4 : oui
Él. 1 : vous voyez/c’est écrit « mens »/c’est un impératif présent et l’impératif présent c’est soit un conseil soit un ordre.
De manière implicite, l’annotation supplée souvent à la ponctuation inexistante. Ainsi pourrait-on interpréter la pause proposée dans un groupe après « vagues », voulant marquer l’apposition (« Tes vagues ] la belle »). Cette proposition fera débat, car l’un des élèves, concevant chaque vers comme une phrase, estime que la pause est syntaxiquement irrecevable :
Groupe 1
Él. 3 : d’ailleurs j’ai juste un mot à vous dire : /« tes vagues ] la belle »/, moi ça m’va pas
Él. 1 : pourquoi↑
Él. 3 : parce que la pause ça m’intrigue/pis franchement on fait pas une pause directement sur/sur/euh/après ça aurait été parce que si y’aurait un accent sur « vagues »/mais s’arrêter au milieu d’une phrase/c’est pas/ça va pas.
Cependant, il arrive que la réflexion sur l’énonciation et la syntaxe prenne des libertés, comme le signale l’annotation du dernier vers dans ce même groupe (« Si ] tu vas à la mer »). Une pause crée un effet de suspension après le dernier « si » du poème, accentuant le caractère hypothétique de ce voyage à la mer.
Un dernier élément concernant l’énonciation mérite qu’on s’y attarde. L’un des groupes propose des annotations qui marquent la prise en charge effective de l’énonciation par les élèves. Il ne s’agit plus ici de savoir « qui parle à qui » dans le texte, mais « qui s’adresse à qui » dans le poème performé.
Dans l’un des groupes, au moment de proposer une annotation pour mettre en voix le nom du poète, une élève propose : « On dira pas Patrick Huré puisque c’est pas lui qui dit ». Même si cette suggestion ne sera pas retenue et que la mise en voix rendra hommage à l’auteur du poème, elle indique que les élèves reconnaissent la mise en voix comme une performance donnant forme au poème. Cette bribe de métadiscours est fugace, mais elle indique une reconnaissance de l’oralité du poème.
5.3 Annotations motivées par le matériau sonore de la forme poétique
Quant au matériau sonore qui guide les élèves vers l’oralité du texte, il s’agit majoritairement des rimes du poème, le plus souvent les rimes annexées, dont la séquence a permis l’identification mais sans interroger leurs effets. Cette phase d’annotation a la grande particularité de provoquer de très nombreux essais de mise en voix, des performances individuelles ou en groupe (jusqu’à 14 performances intégrales et collectives pour un groupe), comme nous l’avons déjà relevé, et les élèves se montrent attentifs aux effets sonores des rimes qu’ils reproduisent.
Groupe 2
Él. 1 : « chuchoter »/tu pourrais mettre un rond/« Merci de lui chuchoter »/(accentue la dernière syllabe)
Ens. : pourquoi mettre un accent expressif là-dessus
Él. 1 : ben/j’sais pas/comme c’est à la fin/et là/dans « chuchoter »/ter ça va rimer avec/« Tes vagues la belle »/
Ens. : ok/donc accentuer les rimes ter/« Tes vagues la belle »/
D’autres effets sonores du poème sont annotés par les élèves, comme l’accentuation des dernières syllabes de mots lorsqu’il y a écho, allitérations (b de « bouche bée », « l’eau à la bouche », etc.) et certaines justifications d’élèves laissent à penser qu’ils ont conscience qu’une accentuation de nombreuses rimes ou allitérations créerait une saturation d’effets (él. 1: « ça va faire bizarre ») et un rythme impropre au poème.
5.4 Annotations en lien avec une concrétisation imageante
Le recours à l’interprétation des métaphores du poème est l’un des modes mobilisés dans le travail d’annotation qui découle de la « concrétisation imageante ». Il joue un rôle d’ancrage de l’attention portée au matériau poétique, car il intervient assez rapidement au début du poème (v. 4) et a été élaboré minutieusement dans les premières activités de la séquence.
La compréhension du jeu homophonique de « vante l’air » et de cette association d’images travaillée dans la séquence, entre une instance aux prises avec la vantardise et le vent, se répercute sur l’annotation de ce vers et des suivants qui présentent une métaphore, permettant aux élèves de quitter la compréhension littérale et de faire les liens d’une métaphore filée de la mer et du vent. C’est ainsi que des élèves souhaitent accentuer « vante » pour marquer la métaphore :
Groupe 3
Él. 2 : « vante l’air » (accentue vante). On peut mettre un rond sur vante.
Ens. : pour quelle raison
Él. 2 : parce que ça fait/« Vante (accentue et fait un geste d’ouverture des bras) l’air »/
Él. 1 : tu te vantes (reprenant le geste d’ouverture des bras) à l’air
Le recours au travail effectué sur les métaphores met aussi en lueur l’aspect référentiel travaillé dans les activités précédentes, où les métaphores, pour être comprises, se limitent d’abord aux images évoquant des situations connues (par exemple des situations de vantardise, pour faire appel à une mer déchaînée, la douceur de l’agneau qui bêle pour évoquer une mer moutonnante, etc.). Ce recours au familier a tendance à mettre l’interprétation des élèves sur une voie sémantique et par trop référentielle. Or, à certains moments, les élèves, qui se rendent compte de la dérive sémantique et de digressions interprétatives parfois cocasses, reviennent au texte. À d’autres instants, c’est l’enseignant, lorsqu’il est dans un groupe, qui va rediriger les discussions par un retour au poème.
Ce primat de l’image, de la représentation, est une forme d’appréhension du poème qui nuit d’une certaine manière à une pensée du rythme (Meschonnic, 2006). Mais celle-ci a tout de même lieu à certaines reprises.
5.5 Annotations en lien avec la perception du rythme
Certains élèves évoquent une sorte de rythme idéal du poème, qui devrait se marquer par une variation tout au long du texte et éviter la monotonie ou une forme trop répétitive. La variation rapide des rythmes pair et impair du poème a de quoi dérouter, mais cette idée pourrait être imputée à des effets de pratiques scolaires, en particulier dans l’écriture, qui condamne la répétition. Leurs connaissances du rythme syntaxique et du mètre ne sont pas encore bien présentes. Pourtant, on trouve chez certains élèves une attention à un rythme régulier ou encore le souci d’éviter une sorte d’effusion lyrique. Se suivent de nombreux essais, performances, pour trouver un rythme qui convient, parfois de manière intuitive ou alors en s’aidant de gestes de la main pour marquer une trame rythmique.
Au contraire, à d’autres lieux du texte, des élèves souhaitent faire une liaison de deux vers (mains dans l’eau/l’eau à la bouche) en accélérant la cadence, avant de marquer une petite pause à la fin du vers suivant :
Groupe 3
Él. 3 : alors moi j’ai mis « pas » accentué (Passe ton chemin) car comme ça on voit que ça change/que c’est plus Kelly et/« Mains dans l’eau/L’eau à la bouche »/j’lai mis les deux qui vont vite parce que heu/j’sais pas mais ces deux-là moi j’ai toujours envie de les relier/qu’ils soient ensemble/qu’une seule phrase/alors j’essaie de les relier/et pour encore plus les relier/j’ai mis une petite pause avant bouche bée.
Relevons encore quelques difficultés des élèves à différencier l’accentuation, d’une voix forte, ou le ralentissement, d’une voix faible, ainsi que notre propre difficulté méthodologique à trouver des symboles à la fois bien distincts, pour créer des effets mélodiques, et restreints pour éviter une saturation d’effets.
6. Synthèse des résultats, limites et perspectives
L’annotation/mise en voix permet-elle de travailler l’oralité du texte poétique ? Nous l’avons vu, même si les procédés d’oralisation classiques sont spontanément mobilisés, ils montrent rapidement leurs limites, imposées par le texte même. Confrontés au poème, hors des habitudes lectorales, les élèves doivent inventer un nouveau rapport au texte, et celui-ci passe par l’expérience sensible. En effet, la réitération des performances, individuelles ou collectives, parfois reprises en écho, forme une mise en voix dialoguée et filée tout au long de l’exercice, dont les élèves évaluent attentivement les effets pour valider, ou non, les annotations. Dans le groupe 2, la mise en voix précède parfois l’annotation, qui se calque a posteriori sur elle, après appréciation du groupe. On le voit, les élèves empoignent le matériau langagier, le « travaillent » et, surtout, le laissent résonner en eux et entre eux. Ce sont principalement les effets sonores du poème qui guident l’annotation/mise en voix, mais aussi la recherche d’un rythme. Quant à savoir si la mise en voix accompagne ou révèle le sens du texte, la réponse est nuancée. Les annotations portant sur les métaphores travaillées en début de séquence renvoient indiscutablement aux interprétations produites en classe. De même, la mise en valeur des rimes annexées rend hommage au travail réalisé sur cet élément. Toutefois, les annotations portant sur le rythme, sur certaines assonances ou allitérations, ou même le parti pris de ne pas annoter, manifestent une certaine volonté d’ouvrir de nouvelles pistes interprétatives. On ne peut guère en dire plus car les élèves expliquent peu ces « trouvailles » rythmiques ou sonores qui, tout à coup, emportent l’adhésion du groupe. Ce silence rejoint l’une des limites de notre dispositif, dont il nous faut parler maintenant.
La première limite concerne la répartition de la prise en charge énonciative dans la mise en voix. Anticipant la nécessité d’une évaluation sommative individuelle, nous avons demandé que chaque élève prenne en charge individuellement une partie du poème, ce qui, de fait, a découragé une mise en voix réalisée simultanément par tous les membres du groupe. Celle-ci aurait eu le mérite d’affiner l’écoute pour cibler la justesse d’interprétation. Pour contourner cet écueil, il serait important de proposer une évaluation combinée, portant sur une interprétation commune tout en permettant l’évaluation individuelle. À tout le moins, nous pourrions proposer des exercices de mise en voix à l’unisson. Ce travail d’écoute et d’ajustement aux autres pour nuancer et rythmer le texte renvoie en partie à la discipline de la musique, avec laquelle la mise en voix partage certaines formes. L’enseignant·e pourrait aussi, en plénum, travailler la mise en voix à plusieurs, incitant les élèves à repérer les effets sur l’auditoire et sur eux-mêmes, créant en quelque sorte une scène de parole pour y tester les possibilités expressives.
Les modalités de travail coopératif constituent la seconde grande limite de notre dispositif. Les élèves ont eu du mal à trouver un mode opératoire efficace, par manque d’habitude sans doute. S’ils se sont tous engagés, à des degrés divers, dans la dimension orale du poème, ils ont peu verbalisé cet engagement, ne commentant que superficiellement les effets produits ou ressentis. Le fondement d’une véritable activité transsubjective autour de l’oralité du poème implique une explicitation de sa production/réception. Cet aspect est souvent escamoté par un effet leader, plus ou moins prononcé selon les groupes. Si l’écoute des performances est attentive, la discussion peine à se déployer et est souvent abrégée par la décision d’un élève imposant son avis. Le passage de l’enseignant, qui interroge et distribue la parole, tempère cet effet et permet aux élèves de retourner au texte. Mais en dehors d’un meilleur équilibre de parole, que faut-il pour que la coopération soit efficace dans un dispositif privilégiant l’approche sensible ? Sans doute faut-il, en premier lieu, la ritualisation d’activités favorisant ce mode de travail pour familiariser les élèves. Mais il faudrait également habituer l’élève à oser faire l’expérience des textes, en les questionnant et en les écoutant. Les cercles de lecture, l’écriture collaborative, tout comme la mise en voix, sont des dispositifs riches mais qui, devant le risque de l’intime qu’ils génèrent, demandent beaucoup de temps et de doigté de la part de l’enseignant·e pour que la rencontre entre le texte et les élèves puissent avoir lieu.
Finalement, signalons que la logique de construction de nos séquences a sans doute empêché les découvertes interprétatives lors de l’étape de la mise en voix, étant donné qu’un minutieux travail sur la compréhension avait été réalisé en amont et qu’élèves et enseignant s’y sont largement référés pour justifier les annotations. Le difficile tressage entre compréhension dirigée, même selon une approche sensible, et découverte par la pratique orale du texte, ajoute à la complexité d’une didactique de l’interprétation par la mise en voix.
Certaines conditions nous semblent nécessaires au fonctionnement de notre dispositif, notamment une familiarité de la classe aux activités coopératives et la création de références contextuelles et lectorales pour l’enseignant·e. Le rapport que les enseignant·e·s entretiennent avec le poème, perçu comme un texte résistant, devrait s’exercer dans la formation même, garante d’expériences sensibles. Enfin, le point d’équilibre adopté doit permettre à l’élève d’élaborer des connaissances suffisantes pour s’engager pleinement dans le texte, tout en éclairant son interprétation par la mise en voix discutée et exercée au sein des groupes.