[…]
Parce qu’il fallait discuter
À l’université
Sur la place du poète dans la société
Tabarnac
J’allais même pas pisser
À l’université
La place du poète ?
Je l’sais pas man
Ça dépend où y s’assit
Avec qui y couche
[…]
La place du poète
Dans la société
C’est dans un wolfpack
À l’abri des casualities
Des jurys de pairs.
(Beauchamp, 2016, p. 11-15)
Si on demandait à des enseignant·e·s de visionner des performances poétiques peu ordinaires, issues d’une production littéraire de l’extrême-contemporain, quelle serait leur expérience poétique ? Comment leurs conceptions de la poésie influenceraient-elles une telle expérience poétique ? Quelles réflexions didactiques en émergeraient ? Car si l’expérience poétique renvoie a priori à une réception personnelle, intime, singulière, d’un objet poétique, à un évènement qui advient dans un espace-temps unique et qui peut provoquer une réception tout aussi unique, il nous faut réfléchir aux apports et limites de sa didactisation en contexte scolaire, laquelle invite à confronter une telle expérience intime à la collectivité. Cette contribution vise à décrire l’expérience poétique de vidéopoèmes vécue par des enseignant·e·s afin de mieux réfléchir à sa transposition didactique. Mais pour comprendre comment un tel objet d’enseignement se construit, encore faut-il en saisir les pourtours et ses manifestations.
1. Transformer le rapport à la poésie d’enseignant·e·s par l’expérience poétique
Ces questions trouvent d’abord leur origine à la suite d’une recherche québécoise qui a montré que des enseignant·e·s du secondaire affirment vivre peu ou pas de pratiques poétiques en dehors du cadre scolaire et professionnel (Émery-Bruneau, 2018a, p. 4). Il n’est donc pas étonnant que les enseignant·e·s se disent généralement peu à l’aise avec ce genre (Duval et Turcotte, 2007), car la poésie semble plus ou moins faire partie de leurs pratiques culturelles, comme de leurs pratiques d’enseignement. Ce constat s’observe autant en Suisse romande, où les « activités poétiques sont rarement intégrées à une activité-cadre par les enseignants » (Aeby et al., 2000, p. 122), et en France (Brunel, 2016) qu’au secondaire québécois (Émery-Bruneau, 2020). Brillant-Rannou (2016, p. 15) rappelle d’ailleurs que, depuis plus de 25 ans, les mêmes tensions persistent en didactique de la poésie, à savoir « les limites de la connaissance des œuvres contemporaines […], la fragilité de la réalité sociale de la poésie, le malaise de l’interprétation poétique », ce qui a pour conséquence, ajoute-t-elle, que les élèves traversent « un immense désert poétique » au fil de leur scolarité obligatoire. Dès lors, on se n’étonne guère que la poésie ne soit jamais convoquée dans les enquêtes sur les pratiques de lectures des adolescents (Baudelot et al., 1999).
Un autre aspect de ce problème est lié aux manuels présents dans les écoles, dans lesquels peu de pages sont spécifiquement consacrées à la poésie et dont les corpus demeurent essentiellement classiques, exception faite de la présence de quelques chansons. Du côté québécois, Émery-Bruneau (2018b) a souligné que les pratiques poétiques contemporaines (performances, littératube, vidéopoèmes, etc.) demeurent absentes, et on s’attend à ce que l’élève adopte surtout une posture distanciée, analytique ; le sujet-lecteur est faiblement sollicité, sinon à travers quelques questions d’appréciation vis-à-vis d’un poème. Brunel (2016, p. 84) a observé le même phénomène en France : « la permanence de choix de textes et de pratiques traditionnelles conduit à pérenniser les droits du texte, au risque de réduire l’implication d’un élève sujet. » Manifestement, on est loin de l’appropriation du poème « par la reconfiguration de la voix du texte, la voix de l’autre, la voix [de l’enseignant·e], la voix des autres… » (Brillant-Rannou, 2016, p. 23).
Partant, les pratiques habituelles d’enseignement de la poésie visent peu à faire vivre des expériences poétiques aux élèves ; on cherche plutôt à transmettre et à faire pratiquer des savoirs techniques dans le but de les repérer dans les poèmes ou de les reproduire à l’écrit (Émery-Bruneau, 2020) ou à l’oral (Brunel, 2016). Il semble donc que les pratiques poétiques contemporaines progressent à un rythme bien différent de celui des pratiques d’enseignement de la poésie, encore fortement empreintes de formalisme. Somme toute, que ce soit dans leurs rares pratiques poétiques personnelles, dans leur formation initiale où la poésie est le point aveugle de leur cursus – du moins dans la formation des enseignant·e·s québécois·e·s (Émery-Bruneau et Leclerc, 2018) –, dans les outils à disposition et dans les dispositifs et activités d’enseignement qu’elles et ils mettent en place, plusieurs enseignant·e·s partagent une vision traditionnelle et classique de la poésie et de son enseignement, ce qui marque une rupture avec l’histoire de la poésie (et sa dimension actuelle, contemporaine, performative et numérique) ainsi qu’avec la pratique sociale de l’expérience poétique que promeuvent les poètes (Bonnefoy, 1998 ; Siméon, 2015), des théoriciens de la littérature (Collot, 2005 ; Schaeffer, 2015) et des didacticiennes (Brillant-Rannou, 2010 ; Brillant-Rannou et Petit, 2015 ; Boutevin, 2018 ; Émery-Bruneau, 2018b). Que faire pour transformer le rapport à la poésie des enseignant·e·s afin que cela trouve potentiellement des échos dans leurs pratiques d’enseignement ?
Proposer de modifier les cursus de formation initiale, offrir davantage de formation continue, réunir chercheuses, chercheurs et enseignant·e·s dans le cadre de recherche-action ou collaborer à des projets d’ingénierie didactique, tester de nouveaux dispositifs didactiques (carnet de lecteur, écriture créative, débat interprétatif, etc.) sont, certes, des pistes porteuses. Mais si nous proposions de prendre une autre voie ? Et si nous passions, comme le propose Rancière (1987), d’une logique fondée sur une « ignorance à combler », qui aurait par exemple été d’offrir des formations sur les pratiques poétiques contemporaines des dernières années, à une logique de « l’émancipation », de façon à mieux mettre en lumière ce que les enseignant·e·s vivent au contact de productions poétiques contemporaines ? Plutôt que de former des enseignant·e·s à l’expérience poétique, nous proposons de leur faire vivre de telles expériences, à partir de productions poétiques variées, dont la portée présente un potentiel de transformation de leur rapport à la poésie. Puis, de les inviter à réfléchir à leurs expériences poétiques et à en rendre compte. Il s’agirait là d’un point de départ pour repenser ensuite avec elles, eux, l’enseignement de la poésie contemporaine.
2. De l’expérience esthétique à l’expérience poétique
Comme nous l’avons mentionné, l’expérience poétique est une notion qui réfère, dans l’imaginaire collectif, à un moment « qui se vit », une performance de l’instant, un évènement qui advient dans un espace-temps unique et qui peut provoquer une réception tout aussi unique. Il s’agit donc dans cette sous-partie de définir la notion d’expérience, centrale dans notre propos, et plus particulièrement celle d’expérience esthétique, en ce qu’elle semble pertinente pour analyser la réception des vidéopoèmes de notre corpus.
Schaeffer conjugue les apports de Husserl, ainsi que ceux de la recherche actuelle dans le domaine de la cognition et des émotions, pour définir l’expérience comme « l’ensemble des processus interactionnels de nature cognitive, émotive et volitive qui constituent notre relation avec le monde et avec nous-mêmes, ainsi que l’ensemble des compétences acquises par la récurrence de ces processus » (2015, p. 39). L’expérience est un mode de relation à soi-même, à autrui et au monde. Lorsque ce mode de relation est qualifié d’esthétique, Schaeffer rappelle qu’il s’agit d’une classe fonctionnelle et non ontologique (p. 42). Pour le dire autrement, ce ne sont pas les propriétés intrinsèques d’un objet qui permettent de qualifier ce dernier d’esthétique. « Esthétique » désigne un type d’expérience, une relation établie à l’objet, et non un type d’objet. L’expérience esthétique est donc une
expérience humaine de base, et plus précisément une expérience attentionnelle exploitant nos ressources cognitives et émotives communes […]. Elle se réalise toujours sous la forme d’un vécu cognitif (qu’il s’agisse d’une expérience de qualia sensoriels, d’actes imaginatifs ou d’intellections) et affectif (qu’il s’agisse d’une vague disposition positive ou négative ou d’une expérience émotive complexe) (p. 44).
Elle est une Erlebnis, une expérience au vécu singulier, constituant un champ spécifique de l’Erfahrung, l’expérience au sens plus large et objectivé. Schaeffer ajoute encore trois autres caractéristiques qui retiennent notre attention : l’expérience esthétique est une expérience de présence attentionnelle (p. 50), elle « attire » l’émotion (p. 148) et, si elle est réussie, elle possède une composante de satisfaction, c’est-à-dire une « valence hédonique positive » (p. 164). Ces différentes dimensions ont notamment nourri les questions posées dans notre dispositif de collecte de données, comme nous le verrons plus loin. Ainsi, dans la présente contribution, nous utilisons l’expression « expérience poétique » comme une sous-catégorie de l’expérience esthétique, car spécifiquement fondée sur la réception d’un texte poétique.
Cherchant à décrire ce qui se produit lors d’une expérience poétique, afin de la didactiser et de la faire advenir en classe, la recherche en didactique joue un rôle important dans la clarification des notions. À ce titre, l’expérience esthétique se distingue de l’« évènement », notion qui décrit également une relation qui se déroule dans l’instant, notamment lors de la lecture d’un poème. Selon Martinez (2018), la surprise, l’étonnement et la transformation silencieuse caractérisent l’évènement (p. 227). Alors que l’évènement n’aurait pas d’anticipation possible (p. 226), l’expérience esthétique est le résultat d’une conjonction de conditions. Alors que dans une didactique de l’évènement, « si l’élève ne comprend pas, […] on lui demandera de comprendre par le corps, par l’oreille, par la vue, par le geste, plutôt que par l’esprit » (p. 234), une didactique de l’expérience esthétique mobiliserait, comme on l’a vu chez Schaeffer, des dimensions cognitives et affectives.
Poursuivons la réflexion relative à la didactique de la poésie : créer les conditions d’une expérience poétique reviendrait à construire un cadre dans lequel les élèves expérimentent ce vécu singulier, associant des dimensions cognitives et affectives, provoquant une attention particulière, une émotion et un sentiment de plaisir. Or, Schaeffer attire notre attention sur un point encore : si l’on peut se placer dans des
états attentionnels susceptibles de provoquer en nous certaines émotions, […] le seul chaînon que nous pouvons effectivement contrôler dans cette chaîne causale complexe, c’est le contenu attentionnel, mais non pas la survenue de l’émotion elle-même. L’attention est une amorce : l’émotion y mordra ou non (2015, p. 149).
Autrement dit, si l’enseignant.e peut construire les conditions les plus favorables à une expérience poétique, « sa réussite comporte toujours un aspect contingent » (p. 150). Ainsi, l’expérience poétique semble constituer un concept opératoire pour la réception de vidéopoèmes que nous avons proposés à des enseignant·e·s ; mais la construction d’un dispositif, qui permet l’émergence d’une compréhension, d’une interprétation et d’une réaction affective, n’assure pas l’avènement d’une expérience poétique. Quelque chose échappe à une saisie rationnelle et prédictive. Ce sont ces conditions et ce qui s’y soustrait de facto qui nous intéressent particulièrement dans le dispositif que nous avons conçu.
3. Choix méthodologiques pour mener cette recherche exploratoire
Pour analyser l’expérience poétique de vidéopoèmes vécue par 20 enseignant·e·s, nous avons fait les choix suivants. Les éditions de l’Écrou privilégient la publication de recueils de poésie québécoise « percutante et apte à se transformer en parole fulgurante, dans toutes ses singularités, son oralité et ses illuminations » (https://www.lecrou.com/livres). Une quarantaine de recueils y ont été publiés entre 2009 et 2021, année de leur fermeture. Dans leur contrat éditorial, les poètes s’engageaient à participer au tournage d’une courte vidéo promotionnelle de leur recueil, ce qui a donné lieu à la production de bandes-annonces ou de performances vidéo. En complément à chaque recueil, une courte vidéo de deux à trois minutes a donc été produite. Ces vidéos, dans lesquelles le poète ou la poétesse se met en scène, fait entendre des extraits de son recueil, orchestre son, musique et images, offrent un esthétisme filmique de qualité de finition variable :
L’image et le son traduisent l’esprit du contenu du recueil (morceaux de rock énergiques, ballades plus lentes et profondes ou encore musique classique) ou celui de l’auteur lui-même. […] Cependant, elles révèlent également une part importante d’amateurisme. Monté maladroitement avec un son mal égalisé, l’enchaînement des passages déclamés et des passages musicaux laisse souvent à désirer. Ce mauvais traitement infligé à la vidéo révèle tout d’abord une certaine esthétique punk, faite de bric et de broc et disposant de peu de moyens, tout à fait révélatrice de l’état d’esprit des poètes de l’Écrou. (Fraisse, 2016, p. 345-346).
À l’instar de St-Onge (2017), nous considérons ces vidéos comme des œuvres de vidéopoésie dans la mesure où elles constituent des objets poétiques à part entière : « La vidéo chez l’Écrou existe d’abord comme paratexte éditorial, c’est-à-dire comme volonté de l’éditeur de mettre en valeur le livre publié, mais aussi comme paratexte auctorial puisqu’il s’agit d’une posture des poètes et d’une continuité de leurs pratiques créatives. » Au sein de l’institution littéraire, la vidéopoésie est en effet conçue comme
un genre hybride à la frontière de la vidéo d’art, du cinéma et de la littérature, qui emprunte le langage de ces différents champs de création pour composer des rencontres entre l’image, le son et le texte, de même qu’entre poètes et réalisateurs, et ce sous forme de courts-métrages1.
Ces 41 vidéopoèmes sont accessibles sur la chaîne Youtube de l’Écrou (https://www.youtube.com/user/youecrou) et visent à « remuer, ébranler, émouvoir et serrer la vis », comme le défendent les éditions de l’Écrou. À partir de ce vaste corpus, nous avons sélectionné quatre vidéopoèmes que nous décrivons plus loin. Les 20 enseignant·e·s du secondaire qui ont participé volontairement à cette recherche exploratoire ont visionné les vidéopoèmes et répondu par écrit à un questionnaire ouvert en ligne (sur l’application Lime Survey). Les enseignant·e·s avaient trois semaines pour visionner les quatre vidéopoèmes et remplir le questionnaire, auquel elles et ils pouvaient revenir autant de fois que souhaité dans la mesure où les réponses pouvaient être enregistrées et modifiées jusqu’à la soumission finale du questionnaire.
Puisque nous avions pour objectif de cerner l’ensemble des facettes de leurs expériences poétiques, nous avons construit un questionnaire de façon à les accompagner à travers différentes phases (ou couches in vitro), pour éviter de nous limiter à leurs réactions spontanées ou à leurs appréciations de ces vidéos. En prenant appui sur le modèle de la progression de l’expérience esthétique, inspiré de Housen (1983), organisé autour de cinq stades/postures2 de réception (naïve, constructrice, classificatrice, interprète, de re-création), nous avons construit ce questionnaire afin d’obtenir des portraits globaux de leurs expériences poétiques, conjuguant des dimensions d’ordre affectif et cognitif, rappelant ainsi le modèle de Schaeffer. À ce cadre initial, nous avons ajouté une ultime question, afin de recueillir leurs perspectives didactiques (posture didactique). Soulignons que les mêmes questions ont été posées quatre fois, à l’exception de l’avant-dernière question, qui porte sur une caractéristique propre à chaque vidéopoème (les initiales devant les questions renvoient aux noms des poètes, corpus que nous décrivons après ce tableau).
Postures de l’expérience esthétique |
Questions posées pendant/après le visionnement |
posture naïve |
Qu’est-ce qui vous a le plus marqué·e lors de ce visionnement ? Concentrez-vous sur un exemple précis (une image, un son, un mot…). |
posture naïve |
Est-ce que cette vidéo résonne avec un de vos souvenirs ? |
posture constructive |
Qu’appréciez-vous de cette vidéo ? Pourquoi ? |
posture classificatrice |
Qu’avez-vous compris de cette vidéo ? |
posture interprète |
Que pensez-vous que cette vidéo cherche à vous dire ? |
posture de re-création |
Si vous en aviez la possibilité, qu’aimeriez-vous ajouter, supprimer ou modifier à cette vidéo ? Justifiez. |
posture de re-création |
MB : Si vous aviez réalisé cette vidéo, qui auriez-vous filmé pour réciter les poèmes, plutôt que ces enfants ? Justifiez. |
DLP : Si vous étiez à ce marbre, quel(s) objet(s) aimeriez-vous qu’on vous lance ? Justifiez. |
|
MV : Dans cette vidéo, on a inséré deux extraits de performances devant public. Et si c’était vous qui aviez été sur scène, qu’auriez-vous fait ? |
|
JSL : Les poètes jouent à un jeu vidéo de boxe. Quelle autre mise en scène pourriez-vous proposer ? Justifiez. |
|
posture didactique |
Selon vous, cette vidéo présente-t-elle un intérêt pour l’enseignement ou l’apprentissage de la poésie ? Justifiez. |
Les données provenant des réponses à ce questionnaire ont fait l’objet d’une analyse qualitative de type thématique, réalisée à l’aide des catégories conceptualisantes (préétablies et émergentes). Pour procéder à l’analyse des données, sans tenir compte de la question à laquelle les énoncés étaient associés (par exemple, des interprétations pouvaient être mentionnées dès la première réponse), nous avons codé les énoncés d'après les huit dimensions de l’expérience poétique que nous avons constituées : sensorielle, affective, cognitive (compréhension), cognitive (interprétation), socioculturelle, épistémique, créatrice et didactique.
3.1 Quatre vidéopoèmes de l’Écrou au cœur du dispositif
Notre corpus est constitué de quatre vidéopoèmes : Fourrer le feu (2016) de Marjolaine Beauchamp ; Au marbre (2011) de Daniel Leblanc-Poirier (DLP) ; Les choses de l’amour à marde (2014) de Maude Veilleux (MV) ; Pendant qu’les viaducs s’égrènent (2011) de Jean-Sébastien Larouche (JSL). Dans chacun des vidéopoèmes, les poètes se représentent eux-mêmes, dans des scènes diverses, puis récitent (en voix hors-champ ou en performance) des extraits de leur recueil. Les neuf critères retenus pour choisir ces quatre vidéopoèmes contrastés sont : la variété des genres vidéopoétiques, la polysémie, l’équilibre femme-homme, l’association d’images peu usitées en poésie (par exemple, buanderie, baseball, jeu vidéo), la place du ou de la poète dans la vidéo (acteur ou actrice principal·e ou secondaire), les liens explicites – ou non – avec le texte, la récitation par la poétesse ou le poète en voix hors-champ ou en performance, les effets sonores et la musique (punk, populaire, rap, etc.), la dissonance ou consonance fond/forme. Nous les décrivons ici, en les présentant dans le même ordre que celui dans lequel ils apparaissaient dans le questionnaire.
3.1.1 Fourrer le feu, Marjolaine Beauchamp
Les poèmes que l’on entend réciter par MB évoquent des scènes du quotidien et parlent d’anxiété sociale et de rapports amoureux troubles. La première scène montre un enfant vêtu d’une casquette et d’une veste à capuche, dans une buanderie publique. Les lèvres du garçon bougent en doublon avec les mots du poème que récite MB en voix hors-champ. Cette scène est entrecoupée d’un plan où l’enfant tourne sur lui-même sur un terrain vague en milieu urbain. Ensuite, encore avec la voix doublée de MB, un autre garçon récite devant une toilette chimique sur un terrain de construction. Puis, un troisième garçon, très jeune, est dans un café et brasse un expresso avec une cuillère pendant qu’il récite (voix hors-champ de MB) ; on voit en même temps, dans un arrière-plan flou, MB assise à l’arrière du bar. La transition se fait par une scène de vie urbaine dans laquelle un adolescent fait de la planche à roulettes. Dans la dernière scène se trouve MB devant un mur de graffitis, entourée de cinq enfants ; l’un des enfants récite un poème (encore voix doublée de MB en hors-champ) ; cette scène est entrecoupée d’un plan situé dans une ruelle où trois adultes discutent avec des enfants. Pendant toute la vidéo, on entend de façon intermittente une cymbale.
3.1.2 Au marbre, Daniel Leblanc-Poirier
Les poèmes récités par DLP rappellent une relation amoureuse tumultueuse. La première scène se situe dans un dépanneur, accompagnée d’une plage musicale punk rock (Up front, The Wipers). DLP y entre vêtu d’un manteau noir, d’une casquette orange portée à l’envers et muni d’une batte de baseball (de marque Louisville Grand Slam et signée par Mark Kelly Smith, fondateur du slam poetry) qui repose sur son épaule. Il circule entre les allées et choisit un soda Crush qu’il paie à la caisse. Puis il se retrouve dans la rue avec sa batte de baseball, sur un terrain de construction, et boit quelques gorgées de son soda. Débute alors en voix hors champ la récitation de poèmes par l’auteur ; en même temps, on lui lance divers objets (roches, clavier d’ordinateur, guitare, écran cathodique) qu’il frappe au fur et à mesure avec sa batte. La musique punk revient une fois la récitation terminée : on voit alors un gros plan sur le visage du poète qui exprime à la fois la satisfaction, la rage et la folie, puis on voit en gros plan, un à un, les objets immobiles au sol, détruits.
3.1.3 Les choses de l’amour à marde, Maude Veilleux
Les poèmes récités dans ce vidéopoème traitent d’une rupture amoureuse ou convoquent des souvenirs de jeunesse. Au début, MV écrit à l’ordinateur et on lit sur l’écran ses réécritures du titre de son recueil de poésie. Puis, la musique (I want to break free, Queen) ouvre la scène suivante alors qu’elle enfile un foulard et s’éloigne d’un homme en pleine rue. Après un défilement d’images en accéléré, la scène suivante se situe dans un bar. Une personne cagoulée écrit « les choses de l’amour à marde » sur un tableau blanc et trace sa silhouette en noir. Puis cette personne et MV lisent des extraits du recueil en mangeant des tartelettes (performance devant public). La scène suivante s’amorce avec la chanson Perfect day de Lou Reed et se déroule dans un appartement : pendant qu’un homme et MV discutent, on entend en voix hors champ MV réciter un poème. Suivent une série d’images et de scènes de couples. La vidéo se termine par un extrait de performance de MV devant public.
3.1.4 Pendant qu’les viaducs s’égrènent, Jean-Sébastien Larouche
Ce poème que JSL récite parle de déchéance et d’espoir. La vidéo commence avec les premières notes d’une musique rap (The Next Episode, de Dr. Dre avec Snoop Dogg, Kurupt et Nate Dogg). Un homme entre dans le portique d’un appartement. Suivent des images de jeu vidéo de boxe. On voit ensuite JSL (portant un t-shirt noir de la revue pour adulte « Teenage Hookers ») et Shawn Cotton (un autre poète de l’Écrou, en camisole blanche) qui jouent à ce jeu vidéo, assis côte à côte sur un sofa, avec la musique rap qui se poursuit. Puis l’intensité de la musique diminue et JSL récite son poème tout en tenant la manette et s’affrontant avec passion au jeu vidéo. Une fois la récitation terminée, Shawn Cotton gagne le match, saute sur le canapé, caresse amicalement le dessus de la tête de JSL, puis la musique rap reprend. JSL dit « Cotton, Bitch ! ». On revoit finalement le jeu vidéo avec l’image du boxer gagnant.
4. Présentations des résultats de ces expériences poétiques
Puisque nous visons dans cet article à décrire les expériences poétiques d’enseignant.e.s afin de mieux réfléchir à leur transposition didactique, nous avons fait le choix de nous concentrer sur l’analyse des résultats provenant des énoncés classés dans les dimensions affectives et sensorielles (n=125/654 énoncés codés), ainsi qu’épistémiques (n=38/654) et didactiques (n=91/654)3.
4.1 La dimension affective de l’expérience poétique
Que peut-on dire de la dimension affective de l’expérience poétique ? Dans les réponses des enseignant·e·s, le rapport aux œuvres est d’abord envisagé et décrit grâce à la forme dichotomique du « j’aime/je n’aime pas ». Ce rapport appréciatif peut encore se subdiviser selon que les enseignants ont spécifié les raisons de leur positionnement. On peut aimer – ou non – certains contenus (des paysages, des milieux urbains, des images) et certains choix formels liés à la mise en vidéo du poème, tels que la dimension narrative, le débit, la récitation, la musique en arrière-fond, ou encore « l’aura très punk de la vidéo » (12-DLP)4. Explicitant le jugement appréciatif, certaines réactions sont représentatives d’une forme d’immédiateté de la réception, dans l’enthousiasme comme dans les exemples suivants : « Comment il récite. C’est tellement adéquat avec son texte. C’est mental ! » (21-JSL) ou « J’aime la mise en scène parce que c’est une belle image de la bataille que mène Jean-Sébastien dans son poème. Il perd en plus. On gagne rarement contre le système. Je vais m’acheter son recueil immédiatement » (21-JSL). Mais les réactions les plus vives témoignent d’un rejet total de l’objet, particulièrement la vidéo de MV : « C’est une vidéo qui m’écoeure plus qu’autre chose » (7-MV), « Le fait que les filles mangent en parlant : je déteste » (9-MV), ou encore, « Par la suite, j’ai ressenti du dégoût » (20-MV). À cette première dichotomie appréciative, qui marque un rapport affectif brut, échappent quelques intitulés d’enseignant·e·s, caractérisés par une profonde indifférence qui les a empêché·e·s de se positionner : « Je la trouve sans intérêt » (17-DLP), « Je n’ai vraiment pas accroché » (21-DLP), « Je me sens peu interpelé » (6-MV), « Cette vidéo m’interpelle si peu que j’ai du mal à répondre aux questions ! » (11-DLP).
Si ce premier rapport affectif semble surgir d’une émotion immédiate provoquée par la réception des vidéopoèmes, d’autres réponses permettent d’expliciter le parcours effectué par le lecteur pour parvenir au jugement appréciatif : chez certain·e·s enseignant·e·s, c’est un effet de surprise provoqué par un décalage, une déstabilisation, un antagonisme, qui a forgé leur positionnement majoritairement positif : « Le décalage m’a agréablement surpris » (17-JSL), « La qualité du texte qui devient accessible par celui qui le livre : c’est un homme ordinaire qui joue de façon désinvolte en tenant des propos percutants. Je n’avais jamais rien vu de tel » (13-JSL), « Entendre la voix d’une femme adulte sortir de la bouche des enfants, c’était une expérience à laquelle je ne m’attendais pas du tout ! » (11-MB), « Les enfants qui récitaient le poème (ou le slam). J’ai trouvé ça original, mais aussi très déconcertant, puisque ce ne sont pas des paroles qui doivent être décrites par des enfants » (3-MB).
Le deuxième type de réponses emblématiques de la dimension affective réfère directement à l’une de nos questions qui demandait aux enseignant·e·s si la vidéo résonnait avec l’un de leurs souvenirs. Ici, l’évocation du souvenir fonctionne comme un facilitateur, entre soi-même et le vidéopoème. Le souvenir peut être déclenché par une sollicitation des sens ou par un mot. Mais ce qui nous intéresse particulièrement ici, c’est l’effet du souvenir sur l’expérience poétique. Dans une première catégorie, majoritairement représentée, on trouverait les items qui ouvrent vers le personnel – « La mise en scène me rappelle mes propres journées passées à faire le tour de la cassette de Mario Bros avec mon frère » (7-JSL) – voire vers le très intime : « Cette vidéo semble avoir été filmée dans un milieu défavorisé (bâtiments délabrés, graffitis…). Ceci me rappelle, de façon générale, le milieu où j’ai évolué lors de mon enfance et mon adolescence » (12-MB), « L’antithèse entre le temps qu’on cherche quand on est occupé et le temps qui dégouline quand on s’ennuie. Je ne peux que penser à mon burn out » (21-MB), « Un amour qui n’a pas fonctionné (avec un enfant né de cette union » (3-DLP).
Un deuxième groupe d’énoncés ouvre vers autrui et vers le monde : « Les moments de lecture à haute voix en classe, où on a presque honte de lire en mettant du ton, et où on finit par rire de gêne » (30-MB), « […] je rêve encore de détruire le système dans lequel on vit ; de pouvoir être en paix avec la société ou de trouver ma place. Ça m’arrive encore d’être en colère contre l’absurdité de notre système » (21-JSL).
Enfin, un dernier groupe d’énoncés crée un lien, peu attendu, à la littérature : « Non pas vraiment, sinon que je me souvienne d’avoir lu de la poésie de l’Écrou, entre autres Baron Marc-André Lévesque et Jean-Christophe Réhel » (7-DLP). Dans le même ordre d’idées, la réponse suivante témoigne d’une réflexion sur la valeur émancipatrice de l’enseignement :
Étrangement, cette vidéo me dit de ne pas lâcher l’enseignement. Dans mon école, j’ai l’impression de côtoyer beaucoup d’élèves issus de milieux similaires. Je sais que c’est par l’éducation qu’ils vont réussir à améliorer leur condition, puisque c’est l’école qui m’a permis, à moi aussi, d’améliorer ma propre situation et de me sortir du cycle de la « dysfonction ». Elle me dit de continuer d’aimer ces enfants et de travailler pour/avec eux ; au fond, ils me ressemblent (7-MB).
La réception du vidéopoème de MB a donc fait écho à un souvenir intime de l’enseignante, son enfance dans un milieu défavorisé, puis a permis d’élaborer un parallèle avec la situation jugée analogue de ses élèves : à ce titre, l’enseignement, notamment de la littérature, renvoie à une chance de transgresser une certaine logique de classe sociale.
4.2 La dimension épistémique de l’expérience poétique pour mieux comprendre les conceptions des enseignant·e·s de la poésie
Les énoncés classés dans la dimension épistémique ont mis en lumière des conceptions des enseignant·e·s à l’égard de la poésie. En résonance avec l’effet de surprise provoqué par un décalage ou une déstabilisation que nous avons précédemment décrits, plusieurs personnes ont affirmé découvrir une poésie moins « polie et classique par la représentation visuelle qu’elle en fait » (12-DLP), leurs repères se trouvant habituellement dans la forme, les rimes, les figures : « les poèmes n’ont pas besoin de rimer ou de montrer des figures de sonorité pour être achevés. C’est pourtant ce que je recherche à première vue dans un poème : des repères confortables » (7-JSL).
Quelques personnes ont en outre mentionné leur étonnement quant aux associations peu communes dans ces vidéopoèmes, et inexistantes dans la poésie plus classique, à savoir entre le punk et la poésie (« la poésie est vivante et elle peut avoir un rapport avec le rock, avec les pulsions, avec le besoin de tout casser », 6-DLP) ou bien entre les jeux vidéos et la poésie (« Le fait de jouer un jeu EN récitant de la poésie : c’est original. », 9-JSL), ce qui conduit à désacraliser la poésie : « J’apprécie l’aspect moins sérieux que cette vidéo apporte à la poésie, avec la scène de jeux vidéos, car je trouve qu’on a tendance à voir la poésie comme quelque chose de trop sérieux » (12-JSL). Par l’expérience poétique de ces vidéopoèmes, la poésie devient dès lors plus accessible, fait davantage écho au quotidien de ces sujets impliqués et cesse de nourrir une vision élitiste qu’elles et ils portaient au texte poétique : « Au fond, c’est juste de la poésie. » (7-MV) ; « La poésie, c’est aussi ça : l’ordinaire, le je-sais-pas-quoi-dire » (15-MV) ; « la poésie n’est ni sélective, ni genrée, ni même catégorisable » (9-MB). Bref, ces conceptions émergentes contribuent par la même occasion à une vision un peu plus désinstitutionnalisée de la poésie, puisqu’elle peut « surgir là où on l’attend le moins » (17-JSL).
4.3 La dimension didactique de l’expérience poétique : perspectives d’une transposition
L’analyse des 91 énoncés classés dans la dimension didactique a mené à une seconde analyse, laquelle a permis de dégager trois types de projections pour l’enseignement de la poésie.
D’un côté, il y a les projections transformatrices. Dans cette perspective, ces vidéopoèmes offrent un levier pour travailler avec les élèves sur une conception évolutive de la poésie : « Les élèves verraient un poète dire un texte que leur préconception de la poésie ne soupçonne peut-être pas être l’endroit où surgit le poème » (6-JSL). La pertinence didactique de recourir à de tels objets en classe offre la possibilité de faire découvrir la poésie de manière moins traditionnelle : « Pour leur montrer que la poésie, c’est aussi un bon moyen d’utiliser la violence et la colère. C’est un moyen moins percutant physiquement, mais uppercutant mentalement » (21-JSL). Ça permet aussi de montrer que la poésie contemporaine se distingue d’une poésie plus classique ou formelle, ce qui contribue à élargir leur vision de la poésie : « mélange des mots anglais, français ; urbanité contemporaine (on s’éloigne de la poésie classique) » (23-MB) ; « Ça leur montre aussi que la poésie a évolué au fil du temps (de Nelligan à, par exemple, Marjolaine Beauchamp) » (3-MB).
D’un autre côté du spectre se trouvent des projections résistantes, davantage observées dans les commentaires liés aux vidéopoèmes de DLP et de MV. Ces vidéopoèmes sont rejetés, car trop éloignés de l’horizon d’attente des enseignant·e·s et jugés plus ou moins moralement acceptables, voire « trop flyés » (23-MV) :
J’ai eu de la difficulté à recevoir cette vidéo. Tout me heurtait. J’aurais de la difficulté à la vendre aux élèves. Je suis certaine qu’ils apprécieraient la destruction des objets à grands coups de bâton de baseball, mais j’aurais peur qu’ils perdent le message transmis dans cette vidéo (20-DLP).
On les rejette aussi en raison de leur piètre qualité visuelle. Il ne s’agirait pas d’un exemple adéquat à présenter à une classe du secondaire : « trop brouillonne et de niveau de production pas assez élevé » (16-MV). D’autres enseignant·e·s expriment leur résistance en raison d’un effet déstabilisant trop grand ou parce qu’ils ont eux-mêmes eu du mal à comprendre. Elles·ils ne voient pas comment les intégrer à un scénario didactique : « il faudrait avant tout que l’enseignante (en l’occurrence, moi), puisse bien comprendre cette vidéo. Puisque je suis peu à l’aise avec le contenu, je dois avouer que je ne l’utiliserais pas pour enseigner la poésie » (11-DLP) ;
Pas pour moi, puisque je ne comprends pas l’essence du message, je serais bien mal avisée de m’en servir en classe. De plus, cette vidéo ne se démarque pas par son esthétique, le choix des mots ou un thème particulier. Je crois donc que de nombreuses autres œuvres pourraient être exploitées en classe avant celle-ci. (13-DLP) ;
[P]as pour moi. Puisque je n’aime pas non pas le poème, mais bien la vidéo, je ne m’y risquerais pas, l’intérêt n’y serait pas. Ou je vois ça autrement et je leur demande pourquoi cette vidéo me pose problème. La vidéo me laisse tellement perplexe que je ne peux pas me concentrer sur le poème comme tel (7-MV).
Manifestement, la dimension affective de leur expérience poétique entre directement en résonance avec la dimension didactique.
Le troisième type de projections didactiques est d’ordre traditionnel, d’abord en raison de la (sur)valorisation de la poésie écrite : « Oui, mais le texte d’abord. » (27-JSL) ; « Je ne sais pas si la vidéo est nécessaire, pour moi elle n’ajoute pas à l’expérience. J’aimerais beaucoup utiliser la copie papier du poème » (4-DLP). À la suite des visionnements, quelques enseignant·e·s ont écrit qu’elles ou ils auraient d’abord apprécié lire le texte écrit avant de visionner le vidéopoème, ce qui, d’une part, leur aurait permis de mieux le comprendre et le faire comprendre aux élèves : « j’aborderais le texte avant. La vidéo divise l’attention qu’on accorde aux mots. On sent le besoin de la visionner deux fois. » (27-DLP) ; « Il faudrait que je mette la main sur le poème pour comprendre ce qu’il veut me dire. Je ne suis pas certain que mes élèves comprendraient le message. C’est nébuleux. » (21-DLP). Ou, d’autre part, de faire des liens entre ce qui est dit et ce que l’on voit, encore dans le but de s’assurer que les élèves « comprennent le message » : « Je le trouve intéressant. À visionner plusieurs fois pour en saisir le propos et pour faire le parallèle entre ce qui est montré et ce qui est dit (le jeu vidéo vs le texte) » (13-JSL) ; « Puisque les paroles sont rapides, je m’appuierais tout de même du poème écrit pour amener les élèves (ainsi que moi-même !) à mieux comprendre le message derrière ce poème. » (11-JSL). Obsession de la compréhension d’un texte ? Rejet de toutes les dimensions de l’expérience poétique en contexte scolaire, à l’exception de la dimension cognitive ? Dans tous les cas, pour ces enseignant·e·s, il semble que le vidéopoème, juxtaposé aux textes récités, pourrait nuire à la réception (l’écoute et la lecture seraient-ils incompatibles ?) ou à la création d’interprétations plus personnelles : « Oui, en deuxième ou troisième lecture seulement pour que les élèves puissent en faire leur propre interprétation. » (15-MV) ; « Je travaillerais le texte avant pour que les jeunes confrontent ensuite la première impression qu’ils avaient du texte à l’interprétation proposée par l’image et le son. Ou je leur ferais écouter d’abord sans images. » (27-MB). Somme toute, le vidéopoème n’est pas ici conçu comme une œuvre en soi, mais plutôt comme une illustration des poèmes originalement écrits.
Ces projections traditionnelles témoignent aussi de l’importance d’analyser les notions poétiques linguistiques ou formelles : « Assurément, un atelier sur les figures de style/la construction d’images/le pouvoir évocateur des mots serait facile à monter à partir du texte » (7-DLP) ; « Il serait facile de faire observer les procédés langagiers qui influencent le rythme d’un poème, d’abord en l’écoutant avec une attention particulière portée sur le rythme, puis en le comparant avec d’autres poèmes […] » (7-JSL).
Les enseignant·e·s proposent également d’exercer les élèves à des pratiques langagières communes dans les cours de poésie (récitation, lecture à haute voix, illustration du processus de création ou d’écriture) ou de convoquer des dispositifs pour analyser les poèmes (discussion sur le sens, lecture analytique), l’importance de la dimension cognitive ayant de toute évidence préséance sur la réception subjective de l’expérience poétique : « il faudrait vraiment travailler le texte, le décortiquer pour vraiment en extirper le message » (23-DLP) ; « Il serait également intéressant de mener une discussion sur le symbole derrière le viaduc et sur toutes les autres images » (7-JSL). Enfin, dans le même esprit que le dispositif « écrire à la manière de… », une enseignante a proposé de faire créer un vidéopoème aux élèves : « Cela pourrait également mener à un travail de création de vidéos poétiques par les élèves » (29-MB). Malgré les vidéopoèmes auxquels les enseignant·e·s ont été exposé·e·s, l’ensemble de ces projections didactiques traditionnelles ne se distinguent donc guère des pratiques ordinaires d’enseignement de la poésie recensées dans les premières pages de cet article.
5. Créer les conditions favorables à une expérience poétique en classe
L’analyse des résultats suggère que le dispositif que nous avons élaboré rassemble les conditions pour qu’une expérience poétique se produise : d’abord, une réception libre, immédiate, des vidéopoèmes, puis un guidage par des questions fondées sur la typologie de Houssen (1983) ont sollicité notamment les dimensions affective et épistémique des enseignant·e·s. Par leur implication dans le dispositif, on peut supposer que les répondant·e·s ont manifesté une intense présence attentionnelle et que certain·e·s, selon les énoncés collectés, ont ressenti du plaisir. Peut-on alors affirmer qu’une expérience esthétique au sens de Schaeffer, qu’une expérience poétique – comme nous l’avons nommée ici – a eu lieu ?
Pour répondre à cette interrogation, une piste consisterait à chercher, dans les propositions didactiques, les indices d’une expérience poétique vécue par les enseignant·e·s et transposée didactiquement afin que les élèves puissent également vivre une expérience du même ordre, mais à leur manière. Alors que des travaux antérieurs ont montré les liens entre le plan personnel du rapport à la littérature et le plan didactique (Émery-Bruneau, 2010 et 2018b), nous observons ici une rupture forte entre, d’un côté, un plan personnel secoué, affecté, transformé au contact de ces vidéopoèmes et, d’un autre côté, une majorité de projections didactiques qui demeurent dans le sillage des pratiques traditionnelles actuelles, comme si ces corpus qui pourtant échappent à la norme poétique construite par l’école étaient re-classicisés par des gestes didactiques, voire une habitude disciplinaire. Rappelons encore qu’une partie des enseignant·e·s a clairement rejeté la possibilité même d’enseigner à partir de ce corpus.
Si les résultats étaient lus à travers ces filtres-là, nous ne pourrions que regretter l’interprétation déceptive qui en émerge. Or, nous pensons qu’il existe une autre manière d’interpréter ces résultats, et c’est cette voie que nous souhaitons privilégier ici. Schaeffer le rappelle : même si le contexte le plus favorable à l’expérience esthétique est créé, quelque chose échappe toujours à notre saisie. L’expérience au sens d’Erlebnis ne se décrète pas. Autrement dit, on ne peut pas imposer à quelqu’un de vivre une expérience poétique. Aussi, il semblerait vain de chercher les traces d’une telle expérience transposée didactiquement, un peu à la manière d’une marche à suivre dont on mesurerait les effets sur une classe d’élèves. Ce que nous pouvons en revanche tirer des projections didactiques élaborées par les enseignant·e·s, c’est imaginer que même en reproduisant un dispositif classique, passant par le texte écrit du poème ou analysant les figures de style convoquées dans les vidéopoèmes, en d’autres termes, en abandonnant, en éliminant la dimension déstabilisante de ces corpus, les enseignant·e·s contribueraient à créer les conditions d’une expérience poétique pour leurs élèves. À partir du moment où les élèves rencontreraient les vidéopoèmes, le contexte potentiellement favorable à une expérience poétique serait donné, sans maîtrise sur sa réalisation effective – ou non.
Revenons à la question que nous posions en début d’article : « Que signifierait didactiser l’expérience poétique ? » Le parcours réalisé dans cet article suggère que la question gagnerait peut-être à être reformulée autrement : comment favoriser l’expérience poétique en classe ? Confronter les élèves à des œuvres qui ébranlent leur conception de la discipline, questionner leurs capacités interprétatives relativement à des corpus dont les enseignant·e·s construisent simultanément le sens avec eux et elles, convoquer le support poétique comme un facilitateur pour aller vers soi, vers les autres, vers le monde : faire simplement entrer de tels vidéopoèmes en classe ne constituerait-il pas le début d’une expérience poétique que les élèves vivront potentiellement dans l’intimité de leur réception et qu’ils partageront peut-être au sein de leurs communautés élargies ?